Travail : quelles perspectives d’amélioration ? 1/2

Création : 14 juin 2023

Rédactrice : Juliette Bezat, journaliste 

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Loïc Héreng 

Photographie : Danièle Linhart, tous droits réservés

Au lendemain de l’adoption de la très contestée réforme des retraites et à l’aune de l’ouverture des négociations autour d’un “Pacte de la vie au travail” promis par Emmanuel Macron, ainsi que du débat parlementaire sur le projet de loi “plein emploi” prévu au mois de juillet, la question de la relation au travail est au cœur de l’actualité. Pour comprendre les enjeux liés aux grandes transformations du monde du travail, Les Surligneurs ont mené deux entretiens approfondis auprès de la sociologue Danièle Linhart et du juriste Franck Héas.

 

Pour éclairer ces enjeux complexes, nous avons rencontré la sociologue du travail Danièle Linhart, directrice de recherches émérite au CNRS. Experte reconnue dans le domaine des mutations du monde du travail et de leurs conséquences sur les individus et la société, ses travaux ont mis en lumière les transformations profondes qui ont affecté le monde du travail ces dernières décennies, notamment la montée de la précarité, la souffrance au travail et les nouvelles formes de management. Dans cet entretien, nous explorerons avec elle les défis actuels auxquels est confronté le monde du travail en France et les perspectives pour l’avenir.

Les Surligneurs (LS) : Qu’est-ce que l’épisode des retraites a révélé du rapport des Français au travail ? Du point de vue de l’étranger, de nombreux clichés ont tendance à présenter les Français comme fainéants. Pourtant, les sondages montrent que les Français continuent à accorder une place très importante au travail… 

Danièle Linhart : On a l’habitude de montrer les Français comme étant peu enclins au travail, accrochés à leurs privilèges et leurs acquis et n’hésitant pas à faire grève pour les défendre. Cette idée est associée aux trente-cinq heures, au fait qu’il y ait beaucoup de fonctionnaires, ou encore que nous avons un code du travail bien trop consistant. C’est en fait l’idée d’une nation qui serait en retrait par rapport au travail.

En France, domine le sentiment que la citoyenneté passe par le travail

Or, ce n’est pas du tout le cas : on le sait, les Français sont extrêmement concernés par le travail puisque celui-ci leur donne une légitimité dans la société. Ils ont le sentiment d’avoir une utilité parce que leur travail sert à la pérennisation de la société en satisfaisant le besoin des autres. En France, domine le sentiment que la citoyenneté passe par le travail qu’on concède, qu’on accepte, dans lequel on cherche aussi à se réaliser et dont on cherche à être fier. 

C’est dans ce contexte là qu’il faut comprendre la mobilisation contre la réforme des retraites. Ce n’est pas uniquement que les gens veulent plus de temps libre et arrêter de travailler tôt, c’est surtout qu’ils ne veulent pas continuer un travail qui les met en contradiction avec leurs aspirations profondes au travail : un travail qui contrevient à leur éthique morale, professionnelle, et dans lequel ils se sentent maltraités, non reconnus, assujettis, dominés et, finalement, impuissants. Dans cette réaction citoyenne contre la réforme des retraites – 90 % des actifs y étaient opposés – on voit qu’il y a une indignation, le sentiment de quelque chose d’inacceptable. L’importance du nombre de manifestants était probablement liée au fait que s’ils se sentaient impuissants au travail, ils n’acceptaient pas de se sentir impuissants en tant que citoyens. Ils voulaient manifester ensemble, exprimer leur point de vue, leurs exigences et exister en tant que citoyens alors qu’ils n’ont pas le sentiment d’exister véritablement en tant que professionnels qui seraient reconnus dans le cadre de leur activité. Pendant les manifestations, on a entendu “On est là” – repris du mouvement des Gilets jaunes. C’est l’idée de dire “on est là, on existe, on ne va pas se laisser faire, on va protester, essayer de s’imposer comme une force et de sortir de cette impuissance qui nous caractérise en tant que travailleurs”. 

LS : Le rapport au travail serait différent dans les autres pays ? 

Les Français mettent leur honneur, leur identité, leur image de soi dans le travail

Danièle Linhart : Comme l’analyse Philippe d’Iribarne, qui a étudié le rapport au travail dans différents pays, la dimension contractuelle serait plus importante dans d’autres sociétés – je donne en fonction de ce que je reçois et de ce qu’on me demande – alors que les Français mettent leur honneur, leur identité, leur image de soi dans le travail, et ce depuis très longtemps. Cela explique d’ailleurs qu’en comparaison à d’autres pays où les femmes sont moins engagées dans le travail marchand, le taux d’activité en France est particulièrement important, notamment à temps plein.

Il faut dire aussi que la société est organisée pour cela : les écoles maternelles et primaires ouvrent très tôt, les cours ne se terminent pas à 13 heures comme dans d’autres pays mais plutôt à 16 heures, on a des infrastructures qui permettent à chacun d’intégrer le marché du travail à la fois pour gagner sa vie et en même temps pour contribuer à la pérennisation de la société. Donc il y a un décalage important entre la perception qu’on peut avoir du rapport des Français au travail et la réalité. Ça ne signifie pas pour autant qu’ils aiment leur travail, mais plutôt qu’ils en attendent beaucoup. Or, plus on en attend, plus on peut en être déçu. Autrement dit, d’un côté, le travail concentre une grande partie des aspirations des Français mais de l’autre, ils en sont très déçus car ils ne parviennent pas à réaliser ce qu’ils en attendent : se sentir utile, faire du travail de qualité et disposer de l’autonomie nécessaire pour pouvoir le réaliser dans les meilleures conditions… 

LS : La pandémie a en partie changé notre rapport au travail. On a vu un certain nombre de salariés en quête de sens démissionner après la crise…

La recherche de sens a pris plus d’importance

Danièle Linhart : La crise du Covid a conduit les gens, et notamment les jeunes, à réfléchir. Ces derniers ont pris conscience de la vulnérabilité, de la fragilité de l’humanité et ont réfléchi à ce qui était important et vital et à ce qui ne l’était pas. Ça amène à s’interroger sur son travail, on se dit “est-ce que ce que je fais est utile ?” Donc la recherche de sens a pris plus d’importance.

Nombre de personnes ont pu évaluer le sens de leur activité professionnelle à l’aune d’enjeux vitaux. L’écho important qu’ont eu les analyses de David Graeber sur les bullshit jobs vient aussi de là : “on nous fait faire un boulot de con, ça n’a pas lieu d’être, ça n’a pas de sens”. 

Pendant le Covid, on a pu mesurer les dérives et les méfaits du management. Ça a été le cas dans les hôpitaux où un système bureaucratique puissant avec des directeurs d’hôpitaux qui sortent de l’équivalent de l’ENA [EHESP] sont des technocrates qui expliquent aux médecins et aux infirmières comment ils doivent travailler. Sauf que pendant la crise, les équipes de soignants ont pu s’organiser comme elles le souhaitaient. Les soignants ont “repoussé les murs”, pour reprendre leurs mots, se sont auto-organisés, ont été efficaces, dynamiques et contents de leur travail alors qu’ils travaillaient énormément. Dès que l’épidémie est passée, chacun est retourné à sa place et a été obligé de reprendre les méthodes de travail antérieures, décidées par la hiérarchie bureaucratique de l’hôpital. C’est pour ça qu’après la crise, beaucoup de soignants sont partis. Ce n’est pas parce qu’ils étaient fatigués, c’est parce qu’ils ne voulaient pas un retour à la case départ. 

LS : Faudrait-il alors repenser en profondeur les techniques de management ? 

Danièle Linhart : Le problème est que l’organisation du travail est pensée par des “spécialistes” extérieurs (cabinet, DRH notamment) qui ne connaissent pas les métiers qu’ils vont encadrer. On a le sentiment d’une espèce de folie dévastatrice qui ravage le monde du travail parce que d’un côté, on individualise, on personnalise, on psychologise la relation de chacun à son travail avec un discours autour de la réalisation de soi dans l’entreprise et de l’autre, on demande aux salariés de travailler strictement de la manière qui a été pensée par des spécialistes qui ne connaissent rien au métier qu’ils vont planifier et organiser.

Ils veulent un autre au travail avec de meilleures conditions

Donc il y a une réelle incohérence dans la manière de faire et cela engendre le sentiment d’être bafoué et manipulé en tant qu’être humain. Les gens souffrent notamment car il y a des conflits de valeurs, d’éthique. Ils n’en peuvent plus, par exemple, de vendre des choses qui ne pourront pas servir à leur client ou encore de fabriquer des objets dont on sait très bien  qu’ils auront une obsolescence rapide…

Les manifestations et les mobilisations contre les retraites ont montré à quel point les attentes sont fortes à l’égard du travail. C’est un paradoxe, parce qu’ils disent “on ne veut pas travailler deux ans de plus”. Mais ce n’est pas parce qu’ils ne veulent pas travailler : ils veulent un autre au travail avec de meilleures conditions. 

LS : Le gouvernement aurait donc mis la charrue avant les bœufs ? Ils auraient dû commencer par une réforme du travail avant celle des retraites ? 

Danièle Linhart : Non, car ils n’auraient rien changé fondamentalement sur le travail. Or on ne peut plus continuer comme avant, il est impératif que nos dirigeants changent de “logiciel”. L’organisation du travail, c’est un peu une sorte de boîte noire, un impensé des partis politiques et même des organisations syndicales.

Aujourd’hui, il est urgent d’inventer, de construire une pensée sur l’organisation du travail, notamment face à l’urgence du réchauffement climatique. On sait qu’on ne peut plus garder les mêmes modalités de production et de consommation, donc il faut réinventer nos modes de production et avoir une autre perspective. Il faut en finir avec la maltraitance des travailleurs, la manipulation des consommateurs et ne plus être prédateur par rapport aux ressources de la planète. Ce sont trois objectifs fondamentaux pour la démocratie, la société et aussi pour préserver l’avenir de l’humanité sur notre planète. Donc il faut appréhender la question du travail comme un enjeu sociétal fondamental. 

LS : Vous dites que pour repenser l’organisation du travail, il faudrait d’abord supprimer le lien de subordination entre l’employeur et l’employé inscrit dans le code du travail. Pourquoi ? 

Il faut en effet remettre en question la subordination

Danièle Linhart : La rationalité néolibérale de rentabilité à court terme, qui s’empare aussi du secteur public,  et qui suit en permanence une logique d’économie, de rentabilité, de gouvernement par les chiffres, de critères essentiellement quantitatifs, nous emmène sur une voie suicidaire.

Si on veut qu’il y ait de l’inventivité, de la créativité, que des solutions soient travaillées par l’intelligence collective, il faut en effet remettre en question la subordination. Le lien de subordination est une jurisprudence inscrite dans le code du travail. Elle stipule que le temps de travail du salarié dans l’entreprise ne lui appartient pas. Donc quand quelqu’un signe un contrat salarial, il est prévu que les 35 heures durant lesquelles il sera dans l’entreprise ne lui appartiennent pas. C’est à l’employeur qu’il revient d’utiliser ce temps de la manière la plus efficace, à travers une organisation qu’il aura choisie. C’est donc le temps durant lequel le salarié doit obéir : s’il n’obéit pas, c’est considéré comme une faute professionnelle qui peut mener au licenciement. Dans le fonctionnariat, cela s’appelle le devoir d’obéissance, c’est exactement pareil.

C’est donc dans ce cadre de subordination que chacun travaille. C’est contraire au principe de démocratie politique qui veut que nul n’appartienne à personne. Mais le code du travail considère que l’employeur est responsable de l’intégrité, de la préservation physique et mentale de son subordonné puisque c’est lui qui organise son travail. Il ne faut donc pas le mettre en danger d’accident ou en danger d’usure trop important. Cela rappelle la vassalité, “Tu travailles pour moi, je suis ton seigneur et je te protège”. Remettre en question la subordination permettrait de détricoter ce pouvoir inégal entre ceux qui travaillent et ceux qui mettent au travail. Cela permettrait aux salariés d’imposer des moments de délibération collective pour trouver des solutions écologiques et sociales. 

LS : Ce lien de subordination serait de moins en moins bien vécu ? Historiquement, la relation employeur-employé a toujours été conflictuelle…  

Danièle Linhart : Cette subordination existait auparavant, mais elle était vécue différemment. Les travailleurs aménageaient davantage cette subordination car le poids du collectif était plus important.  Il y avait l’idée « on est fort ensemble, on peut essayer d’imposer notre point de vue à notre contremaître ». Maintenant avec la personnalisation de la relation de chacun à son travail, ce lien de subordination est vécu beaucoup plus individuellement. 

En France, il y a une méfiance particulièrement forte des directions envers les salariés

Cela est renforcé par le télétravail où la subordination envahit beaucoup plus chacun des salariés et accroît le sentiment d’impuissance car il n’y a plus de collectif. En France, il y a une méfiance particulièrement forte des directions envers les salariés.

Déjà, pendant les Trente Glorieuses, il y avait un rapport très violent entre le patronat, le Parti communiste français et la CGT – qui étaient des instances extrêmement fortes et reconnues.On parlait d’idéologie de la lutte des classes. Là c’était réel. Puis, il y a eu la force de Mai 68 avec les trois semaines de grèves et les occupations d’usine qui n’a eu aucun équivalent dans le monde. Les capitalistes Français se sont dit : “Nous sommes beaucoup plus pénalisés que les autres, nous avons une classe ouvrière beaucoup plus combative, plus résistante, non coopérative donc on va les contrôler, les tenir”. En conséquence, le taylorisme et la contrainte ont été beaucoup plus fortement utilisés. 

Nous avons eu des concessions plus fortes qu’ailleurs : les 35 heures, toutes sortes de primes – la stabilité de l’emploi mais jamais de concessions sur l’organisation du travail – qui n’a jamais été source de revendication pour les syndicats. Après 1968, les syndicats sont parvenus à arracher 30 % d’augmentation de salaire. Ils sont revenus triomphants dans les usines en disant : “On a gagné, on va pouvoir reprendre le travail”. Les ouvriers ont répondu : “Non, on a pas gagné, on veut de la dignité, de la reconnaissance et de la liberté au travail. On ne veut pas perdre notre vie à la gagner.” Ça a été le début d’un décalage entre les syndicats et la base. Les syndicats ont été très efficaces pour arracher des augmentations de salaires spectaculaires alors que mai 68 a donné lieu à ce qu’on appelait les grèves du ras-le-bol.

LS : Les évolutions juridiques des quinze dernières années semblent avoir rendu le code du travail plus favorable aux employeurs. Les spécialistes mettent notamment en cause la suppression en 2017 des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ainsi que la loi El Khomri de 2016 qui, en donnant une nouvelle architecture au code du travail, a favorisé la négociation collective d’entreprise et permis une inversion de la hiérarchie des normes… Quel regard portez-vous sur ces évolutions ? 

Danièle Linhart : La loi va vraiment dans le sens d’un soutien au  patronat dans le rapport de force. La suppression du CHSCT en 2017, par exemple, a eu des conséquences catastrophiques. C’était l’un des rares lieux où il était possible pour les représentants du personnel de se constituer un capital de connaissances, une expertise syndicale sur les conditions et l’organisation du travail car il y avait des heures de délégation, le droit à un budget et à mener des enquêtes avec des spécialistes extérieurs.

La loi penche du côté des patrons

Ces comités sont revenus sous une autre forme mais avec moins d’heures de délégation, moins de budget, moins de prérogatives. Ils n’ont plus du tout le même rôle. Avant cela, il y a, en effet, aussi eu l’inversion de la hiérarchie des normes avec la loi El Khomri : jusqu’alors la direction de l’entreprise ne pouvait pas donner moins que ce que prévoyaient les conventions collectives nationales ou la loi. Aujourd’hui, on peut négocier localement. La suppression du CHSCT et l’inversion de la hiérarchie des normes prouvent bien que la loi penche du côté des patrons. 

En 1998, j’ai aussi été particulièrement marquée par un changement : le Conseil national du patronat Français (CNPF) s’est rebaptisé le Mouvement des entreprises de France (MEDEF). Symboliquement, cela signifie que le patronat se considère comme représentant des entreprises. Aujourd’hui, quand les représentants du MEDEF s’expriment, ils disent “nous les entreprises”. Mais le patronat, ce n’est pas l’entreprise, c’est la direction. Dans l’entreprise, il y a nombre de parties prenantes : les subordonnés, la hiérarchie intermédiaire, la hiérarchie supérieure, la direction, les actionnaires… Le patronat aime à se présenter comme le sauveur des entreprises et des emplois. Par conséquent, la possibilité pour les salariés d’avoir leur mot à dire sur la finalité de l’entreprise, ses objectifs, est nulle. Ce qui est tragique, c’est qu’on a intériorisé – et les syndicalistes aussi – l’idée que l’entreprise, c’est le patronat, et que tout relève de sa décision unilatérale, que seules les directions peuvent décider de l’avenir du travail et de l’entreprise. C’est une catastrophe et c’est ça qu’il faut remettre en cause. 

C’est pour toutes ces raisons qu’il y a un impératif et une urgence si on veut sauvegarder l’avenir de l’humanité sur la planète : on ne peut pas dépendre uniquement d’un petit groupe d’acteurs motivé par la seule rationalité économique de rentabilité à court terme, ce n’est pas possible.

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