Philippe Juvin affirme que “l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme donne priorité à la loi” nationale

Création : 31 octobre 2021
Dernière modification : 24 juin 2022

Autrice : Eugénie Ruben, master droit européen des droits de l’homme, Université Jean Moulin Lyon 3

Relectrice : Tania Racho, docteure en droit européen, enseignante à l’Université Paris-Saclay et Sorbonne-Nouvelle

Source : Europe 1, Grand Oral de Punchline, 25 octobre 2021, 9,30'

Foi de juristes, c’est bien la première qu’on nous prétend que l’article 8 donne priorité à la loi nationale sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Totalement faux, au contraire. La Convention prime sur la loi nationale depuis toujours.

Le maire de la Garenne-Colombes, Philippe Juvin, candidat à la primaire des Républicains et ancien député européen, affirme que la « jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pose problème » : en particulier, la lettre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ne serait plus respectée car cette disposition donnerait en réalité priorité à la loi nationale. Ce qui est faux.

Concrètement, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que “toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance, puis prévoit qu’il peut “y avoir ingérence d’une autorité publique dans (la vie privée) pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire”. Contacté, Philippe Juvin répond aux Surligneurs que c’est cette mention de la loi dans l’article 8 qui donne cette priorité au droit national. Pourquoi c’est faux ?

Première erreur : l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dit seulement que seule la loi peut prévoir une ingérence

Première erreur de Philippe Juvin, la mention de la loi renvoie ici à l’État de droit : seule la loi (donc le Parlement représentant de la volonté générale) peut prévoir une ingérence, et aucune autre autorité (ministre, juge, policier, etc.). La loi étant publique, chacun sait à quoi s’en tenir. Par conséquent, un État qui prendrait des mesures portant atteinte à la vie privée et familiale en dehors du cadre de la loi serait en situation de violation de la Convention européenne.

Deuxième erreur : la loi ne peut prévoir n’importe quelle ingérence

Il faut que la loi prévoyant une ingérence poursuive un but légitime et soit nécessaire dans une société démocratique. Cela signifie que les motifs d’intérêt général (sécurité, santé publique par exemple) justifiant de l’ingérence doivent être pertinents et suffisamment convaincants. La Cour européenne des droits de l’homme effectue un contrôle de la proportionnalité sur la loi nationale, qui n’a donc aucune priorité. 

La Cour européenne, en 2011, a d’ailleurs expliqué la notion de loi de l’article 8 dans une affaire concernant l’expulsion d’un réfugié turc du territoire roumain. La loi doit protéger l’individu contre l’arbitraire des autorités, et doit pouvoir être contrôlée par des instances indépendantes et impartiales (comme le Conseil constitutionnel). Un degré minimal de protection de la vie privée doit être assuré par la loi. Dans le cas contraire, il y a une atteinte aux valeurs d’État de droit et de démocratie, et la mesure de restriction ne peut être baptisée de “loi” au sens de l’article 8 de la CEDH C’est pourquoi dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté la violation du droit au respect à la vie privée et familiale, considérant qu’il n’y avait pas de fondement légal à l’ingérence, puisque la loi était arbitraire.

Troisième erreur : donc la loi ne prime pas du tout sur le droit européen

Le principe est que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ont un effet obligatoire. C’est ce qui est prévu par l’article 46 paragraphe 1 de la Convention : “Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour”. Une loi nationale ne peut donc prévaloir sur un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme. Par ailleurs, les arrêts de la Cour ont un effet déclaratoire, c’est-à-dire que la Cour constate uniquement qu’il y a eu violation de la Convention ou pas. Elle ne punit pas l’État qui a violé la Convention. Elle impose seulement des dommages et intérêts au profit du demandeur, au titre de la réparation du préjudice subi du fait de la violation.  

Quatrième erreur : la Cour n’impose pas le regroupement familial

Enfin, en matière de regroupement familial, contrairement à ce que semble penser Philippe Juvin, la Cour européenne affirme dès 1996 que l’État n’a aucune obligation générale de respecter le choix de la résidence commune d’un couple marié ni de permettre le regroupement familial sur le territoire. Elle précise que pour évaluer l’importance des obligations de l’État en la matière, il faut examiner les différents éléments de la situation (revenus suffisants, volonté de se conformer à la loi). Elle a ainsi admis en 2005 qu’il est possible pour un État de refuser à un étranger le bénéfice du regroupement familial s’il estime que sa demande n’est pas “raisonnable”.


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Article modifié le 2 novembre 2021 : prise en compte de la réponse de Philippe Juvin.

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