L’espace Schengen à bout de souffle ?

Création : 28 juin 2022

Autrice :  Astrid de La Morinerie, master de droit de l’Union européenne, Université de Lille 

Relecteur :  Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Charles Denis et Yeni Daimallah

 

Depuis les attentats du 13 novembre 2015, la France a rétabli ses contrôles aux frontières. Une réaction qui était justifiée et légale, mais qui ne tient plus aujourd’hui.

Dans une décision du  26 avril dernier qui a éveillé peu d’intérêt mais qui est pourtant d’une importance capitale pour la France, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé le fonctionnement de l’espace Schengen : les États qui en sont membres ne peuvent pas établir de contrôles au sein de leurs frontières intérieures pour une durée allant au-delà de six mois et cela au nom du principe de libre circulation. La seule exception admise pour le rétablissement de ces contrôles est une nouvelle menace nationale. 

Problème : depuis les attentats de 2015 en France et dans d’autres États en Europe comme par exemple en Autriche, les contrôles sont renouvelés bien au-delà des six mois. L’Autriche et la France font valoir à chaque fois  l’existence d’une menace persistante. Le signal d’alarme tiré par la Cour de justice de l’Union européenne est une tentative de remettre un peu d’ordre dans des habitudes prises par les gouvernements européens.

Schengen : une aire géographique et juridique

L’espace Schengen est un espace géographique composé à ce jour de 26 États. 22 d’entre eux sont membres de l’Union européenne, dont les pays de l’Est de l’Union sauf la Roumanie et la Bulgarie. Les quatre autres ne sont pas membres de l’Union européenne : la Norvège, la Suisse, l’Islande et le Lichtenstein. 

C’est en 1985 que débute la coopération Schengen mais cela se fait en dehors des institutions de la Communauté économique européenne (qui deviendra l’Union européenne). Elle est instaurée par cinq États membres de la Communauté économique européenne que sont l’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas. Cette coopération porte le nom de la ville dans laquelle elle a été signée, une ville luxembourgeoise située sur trois frontières, non loin de Thionville et Florange en France, et de Trèves en Allemagne : Schengen.

Ce nouvel espace a un mot d’ordre : améliorer la libre circulation des personnes entre les États signataires en supprimant les contrôles d’identité. En d’autres termes, un territoire de six pays sans frontières intérieures. En contrepartie, ce libéralisme exigeait nécessairement un renforcement des contrôles aux frontières extérieures avec notamment l’intervention en renfort de l’agence Frontex depuis 2004. 

En 1997, le traité qui avait été signé par les cinq pionniers est directement intégré au traité communautaire. Désormais, tout État membre de l’Union européenne est donc censé rejoindre à un moment ou à un autre cet espace Schengen, à l’exception de l’Irlande et du Royaume-Uni, qui négocient à l’époque un opt-out leur permettant de ne pas avoir à rejoindre cet espace.

Cette intégration entraîne donc irrémédiablement l’adhésion d’autres États membres de l’Union européenne tels que la Grèce et l’Italie. Mais, curiosité d’une Europe qui se construit pour certains à la carte, en 2001, l’Islande et la Norvège rejoignent le club Schengen, sans pour autant être membres de l’Union européenne. La Suisse et le Lichtenstein feront de même respectivement en 2008 et 2011

Depuis l’intégration de l’espace Schengen au système institutionnel de l’Union, un changement majeur s’est opéré. Désormais, ce sont les institutions de l’Union qui réglementent cet espace : Parlement européen, Conseil réunissant les États, et Commission européenne.

Mais le texte qu’on appelle leCode Schengen laisse malgré tout la porte ouverte… à la possibilité de la refermer, en rétablissant les contrôles , les États n’ayant pas voulu se priver totalement de cette faculté. Le rétablissement des contrôles aux frontières est possible lorsqu’ils font face à une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure : actes de terrorisme, ou même pandémie particulièrement mortelle comme celle de la Covid-19. Ce rétablissement des frontières peut durer 30 jours renouvelables, mais ne peut en aucun cas aller au-delà de six mois.

Un rétablissement systématique des contrôles aux frontières qui ne pourra pas durer

Mais nombreux sont les États qui ne respectent pas à proprement parler cette limite de six mois.

En avril dernier, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé à tous les États membres, à l’occasion d’une affaire portée devant la justice autrichienne, l’impératif de respecter le fondement de l’espace Schengen. Ainsi, les États ne doivent pas excéder six mois dans le rétablissement des contrôles, à moins qu’une nouvelle menace justifie un prolongement.

À la suite des attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été instauré en France et les contrôles aux frontières rétablis afin de faire face à la menace terroriste. Salah Abdeslam sera d’ailleurs contrôlé par la police française à la frontière belge la nuit de sa fuite après les attentats du 13 novembre 2015. L’application des règles de l’espace Schengen a  donc bien fonctionné… sauf que la police française n’avait pas encore identifié l’homme comme l’un des protagonistes de la tuerie de Paris et Saint-Denis. 

Or, depuis novembre 2017, ces contrôles n’ont cessé d’être renouvelés tous les 6 mois par les autorités françaises qui invoquent le motif d’une “menace persistante”, c’est-à-dire la menace terroriste. Depuis avril 2020, une nouvelle menace est venue s’ajouter à la précédente : la crise sanitaire. À l’époque, la Commission européenne avait immédiatement fait savoir aux États qu’ils pouvaient rétablir des contrôles, la pandémie pouvant être considérée comme une menace grave à l’ordre public.

Mais mis bout-à-bout, ces contrôles continus depuis 7 ans démontrent une perte de la notion d’exceptionnalité dans leur rétablissement. Aujourd’hui, ils sont devenus la norme si bien que la Cour de justice a dû intervenir pour rappeler les principes de base. 

La France, qui enfreint le droit européen depuis toutes ces années, semble bien désobéir délibérément à l’Union . Plusieurs associations ont porté ces dernières années des actions en justice afin qu’il soit mis un terme à ces contrôles illégaux, mais sans succès. Elles ont également tenté de questionner cette légalité devant la Cour de justice de l’Union européenne mais le Conseil d’État a refusé de la transmettre la question à la justice européenne. 

Désormais, avec cette nouvelle décision de la justice européenne, toute nouvelle contestation des contrôles aux frontières devant la justice française pourrait bien marquer leur disparition. La riposte ne s’est pas fait attendre : selon le journal Le Monde, quatre associations ont déjà saisi le Conseil d’État. Les jours des contrôles aux frontières sont donc comptés. À moins que le gouvernement n’apporte la preuve de l’existence d’une nouvelle menace.

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