X, caillou dans la chaussure des Européens : Thierry Breton veut “accélérer” dans la lutte contre la désinformation

Crédits : Vincent Couronne pour Les Surligneurs
Création : 25 octobre 2023

Auteur : Pierre Jacoulet, master de droit des médias électroniques, Aix-Marseille Université

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng

Depuis quelques jours, le commissaire européen au marché intérieur et au numérique, Thierry Breton, intensifie son combat contre les plateformes numériques qui rechignent à lutter contre la haine en ligne et la désinformation. X (ex-Twitter), mais partie des plus mauvais élèves.

Dans une tribune publiée par un collectif emmené par le journaliste fact-checker de France TV, Julien Pain, et les spécialistes du complotisme Tristan Mendès-France et Rudy Reichstadt, lundi 23 octobre 2023, une trentaine de journalistes et spécialiste de la lutte contre la désinformation appelle à une “grève du tweet”  vendredi 27 octobre pour protester contre la “prime de visibilité aux contenus toxiques” sur la plateforme du milliardaire Elon Musk. Mardi 10 octobre 2023, Thierry Breton, commissaire au numérique de la Commission européenne, a posté sur la plateforme “X”une lettre dépêchant Elon Musk, propriétaire de la plateforme, de mettre en place promptement des méthodes d’actions face à la prolifération de contenus illégaux et de désinformation sur le réseau social à la suite de l’attaque terroriste du Hamas à l’encontre d’Israël, et d’informer la commission européenne des mesures mises en place.

Il vient rappeler au milliardaire que la plateforme “X” doit respecter des obligations envers l’Union européenne à la suite de l’entrée en vigueur du Digital Services Act pour les très grandes plateformes le 25 août 2023. Ces obligations portent notamment sur la modération des contenus illégaux sur la plateforme.

 

Après avoir répondu à cette lettre en demandant au commissaire de “lister” les violations qu’il aurait vues sur la plateforme, la directrice de X aurait joint, selon Thierry Breton, la Commission européenne pour l’assurer que X s’engageait dans la voie de la modération en recrutant massivement de nouvelles équipes, et que la plateforme aurait déjà supprimé des centaines de comptes liés au Hamas.

“En Europe, l’oiseau volera selon nos propres règles”

Cette affaire n’est en réalité pas toute neuve, puisque Thierry Breton avait déjà eu l’occasion de demander à Musk via Twitter en décembre 2022 à ce que sa plateforme soit en règle avec le futur DSA : “En Europe, l’oiseau volera selon nos propres règles “. C’est un tweet qui faisait référence à la vague de haine et de contenus illégaux qui faisaient rage à l’époque sur Twitter, à la suite de la vague de licenciements que le dirigeant de la plateforme avait initié dans l’entreprise, laissant la modération entièrement automatisée.

Et pourtant, quasiment un an après ces premiers faits, l’Union européenne ne semble toujours pas satisfaite de la politique de modération du dirigeant, et ce dans le contexte du conflit Israélo-palestinien et en particulier de la toute récente attaque du Hamas envers Israël. Ce conflit a toujours été sujet à désinformation sur les plateformes, mais aussi à un bon nombre de contenus choquants et tout autant illégaux.

Vidéo exposant une mission militaire à Gaza datant en réalité de quelques années, vidéo de la guerre en Ukraine utilisée comme un événement du conflit israélo-palestinien, mais aussi des images trafiquées montrant de fausses attaques terroristes du Hamas. On peut aussi y retrouver d’autres types de contenus choquants comme des vidéos de décapitations, d’explosions dans les rues de Gaza, etc.

Dans son discours du 18 octobre 2023 auprès de la Commission européenne, Thierry Breton explique les risques de tels contenus : “Les élections slovaques ont constitué un premier grand test et les mesures mises en place par certaines très grandes plateformes ne nous ont pas donné entière satisfaction”. Devant des journalistes quelques jours plus tôt à Paris, il ajoutait, visant Meta, que les mesures mises en place en Slovaquie avaient été insuffisantes. Ainsi, laisser proliférer ces contenus reviendrait à mettre en péril le bon fonctionnement de nos démocraties, mais aussi risquerait indéniablement de créer des discriminations envers la communauté mise en cause.  Mais l’entrée en vigueur récente du DSA apporte avec lui un bon nombre de nouvelles obligations plus strictes en termes de modération des contenus.

Elon Musk, mais aussi Meta – la maison-mère de Facebook, Instagram et WhatsApp – ou encore Google et son service de vidéo YouTube pourront-t-ils éternellement déjouer la surveillance de l’Union européenne ?

Le DSA : des obligations plus strictes envers les très grandes plateformes

Depuis l’entrée en vigueur du DSA le 25 août 2023, les plus grandes plateformes de la planète (dont “X” fait partie) font face à un régime de responsabilité plus strict, notamment en matière de modération de contenus illicites, mais avec des nouveautés et des précisions procédurales permettant de les encadrer.

Dans sa lettre, Thierry Breton vient rappeler certaines de ces obligations prévues par le DSA : l’obligation de transparence envers les utilisateurs de la plateforme quant aux contenus interdits. X est censé expliquer dans des termes clairs et précis au public quels sont les contenus considérés comme illicites.

Il vient aussi rappeler l’obligation de supprimer promptement et dans les meilleurs délais les contenus signalés via le système de notification mis en place par la plateforme. Ce système, prévu par le DSA, vise à permettre à tout utilisateur de la plateforme de signaler un contenu qu’il estime être illégale. À la suite de ce signalement, la modération devra juger si le contenu va à l’encontre du DSA, ou de la loi de manière générale.

Enfin, il vient rappeler que le DSA prévoit un système “d’atténuation des risques”, c’est-à-dire d’adapter par exemple, le système de modération de la plateforme en fonction du climat systémique à un instant T.

En fait, ce système peut être décrit comme une analyse des risques qu’une situation dans le monde peut engendrer sur les contenus qui seront publiés sur la plateforme. Ainsi, les modérations des plateformes doivent s’adapter en fonction de l’actualité et des risques qui pèsent sur le contenu mis en ligne. On comprend facilement que la modération ne peut pas être la même pendant une attaque meurtrière du Hamas, réprimée avec vigueur par Israël, ou pendant une pandémie comme celle du Covid-19.

Il faut “accélérer”, dit Thierry Breton

Après avoir rappelé ces obligations, Thierry Breton a envoyé à Elon Musk une demande de renseignement permettant d’établir les infractions au DSA qu’aurait commis “X”, procédure prévue par le DSA (article 67). En effet, la Commission peut, par simple demande, ordonner à toute personne susceptible d’avoir des informations sur les infractions commises par la plateforme de partager ces informations avec la Commission.

Or du propre aveu de Thierry Breton, cette lettre n’a pas un caractère “juridique”, la Commission étant pour quelques mois encore impuissante face aux plateformes. Car pour pouvoir lancer une enquête, elle a besoin du Comité européen des services numériques, une instance qui se met progressivement en place et ne devrait pas être opérationnelle avant le 17 février 2024, date butoir fixée par le DSA. Or à ce jour, seuls quelques États, dont la Hongrie et l’Italie, ont désigné leur représentant national au sein de ce comité. Interrogé sur cette lenteur, Thierry Breton a répondu lundi 16 octobre 2023 qu’il allait demander aux États membres “d’accélérer la création du comité”. En matière de lutte contre la désinformation, l’enjeu est de taille puisqu’aucune initiative officielle et contraignante ne peut être engagée par la Commission contre les plateformes tant que ce comité n’est pas constitué.

Toute informelle qu’elle est, la lettre envoyée à Twitter et les actions engagées par la plateforme seront scrupuleusement archivées par les services de Thierry Breton et gardés au frais jusqu’à ce que la Commission puisse officiellement les retenir contre elle. Ces renseignements permettront d’engager la responsabilité de la plateforme pour les obligations qui n’auraient pas été respectées par Musk, notamment pour ce qui concerne la désinformation et les contenus illégaux au vu du DSA.

Ainsi, si les renseignements obtenus ne suffisent pas à établir que la modération de “X” est suffisante afin d’identifier et de supprimer dans les meilleurs délais, par exemple, une vidéo de propagande du militarisme israélien, qui s’avère être en réalité une vidéo du conflit en Syrie datant de quelques années, la responsabilité de “X” pourra être engagée. Avec à la clé, une amende pouvant aller jusqu’à 6 % de son chiffre d’affaires mondial, qui était en 2022 de 4,4 milliards de dollars, l’amende pouvant donc monter à plus de 200 millions d’euros. Plane aussi une très hypothétique suspension de Twitter dans l’Union européenne.

“Les choses ont changé en Europe. Il y a une loi. Elle doit être respectée”

X n’est pas la seule plateforme à avoir reçu une telle lettre. Meta, Alphabet (maison-mère de Google et de Youtube) et plus récemment TikTok, ont reçu la même sommation. Pour le commissaire, qui s’exprimait le 18 octobre devant le Parlement européen, “les choses ont changé en Europe. Il y a une loi. Elle doit être respectée”.

La réponse des plateformes à ces lettres sera déterminante, comme le rappelle le commissaire : “je suis très clair : la manière dont les plateformes répondront à ces questionnements de la Commission sera versée aux dossiers que nous instruisons sur le respect par ces plateformes de leurs obligations au titre du DSA”. À bon entendeur.


Cet article a été rédigé, lors de sa première publication, dans le cadre d’un partenariat avec le Master 2 Droit des médias électroniques de l’Université d’Aix-Marseille, entre octobre 2023 et janvier 2024. Plus d’articles peuvent être consultés sur le site internet de l’Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC).

 

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