Un peu de philo du droit : « L’émotion dépasse les règles juridiques » (C. Castaner). Brève perspective sur la place des émotions en droit

Création : 9 juillet 2020
Dernière modification : 20 juin 2022

Auteur : Maxence Christelle, maître de conférences en droit public à l’université de Picardie Jules Vernes

« L’émotion dépasse les règles juridiques ». Cette phrase de Christophe Castaner a fait l’objet de nombreux commentaires négatifs, particulièrement chez les juristes. Comment comprendre la controverse qui a suivi ces propos ?

Pourquoi cette opposition apparente entre raison et émotion ? Car nous avons tendance à penser que les émotions sont variables suivant les individus, alors que la raison serait plus objective. Dans cette perspective, le fait que l’émotion dépasse les règles juridiques apparaît bien comme une diminution de la protection qu’il est possible d’espérer de nos droits et libertés fondamentales. En effet, suivant le juge devant qui nous serions amenés à répondre de nos actes, nous pourrions pour un même comportement être sanctionnés ou non suivant la sensibilité de ce dernier.

Pourtant, au nom de quoi devrions-nous opposer de façon aussi schématique raison et émotion ? Autrement dit, pourquoi ne serait-il pas possible de considérer que les émotions font partie de la raison, et qu’il y a pour reprendre une formule empruntée au roi Salomon, « une intelligence du cœur » ? Cette controverse trouve en réalité ses sources dans l’Antiquité grecque, au travers notamment d’une dévalorisation de certaines émotions qui seraient trop changeantes face à la stabilité de la raison. Ceci s’observe très bien dans l’école stoïcienne, chez qui le Sage se définit justement comme celui qui n’est pas dominé par ses émotions. Il est toutefois bon de rappeler que selon cette même école de pensée, un tel sage ne naît effectivement que tous les 500 ans.  Nous ne pouvons donc pas tous espérer en devenir un !

Il faut ici comprendre que la détermination de la place des émotions au sein de la pensée juridique, et donc du droit, est extrêmement lourde de conséquences. Par exemple, sur ce fondement, les femmes se sont vues reconnaître des droits réduits dans l’Antiquité romaine. En effet, elles étaient supposées moins fiables dans leur capacité à s’engager, par exemple dans un contrat, justement parce qu’elles étaient réputées être dominées par leurs émotions.

C’est encore la dimension émotionnelle qui nous permet de comprendre l’évolution du statut juridique de l’animal. Celle-ci s’est faite en lui reconnaissant non pas la raison, mais « la sensibilité » (article 515-14 du Code civil, crée par la loi du 16 février 2015, qui dispose dans son 1er alinéa : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité »). Or, cette sensibilité a bien évidemment des rapports étroits avec ce que nous appelons émotions ou sentiments. Comme on le voit, la place donnée au sein du droit aux émotions peut servir tant à diminuer qu’à augmenter des droits reconnus.

Pourtant, une telle idée n’est que trop rarement admise par les membres de la communauté juridique. À les écouter, le droit ne reposerait quasiment que sur l’usage de la « raison », ou encore de la « rationalité ». Que faut-il alors comprendre du sens du mot « raison » ? Il est extrêmement difficile d’y répondre, puisque qu’il n’est jamais ou presque défini, que ce soit dans les textes de droit positif, ou dans les écrits des auteurs. Est-ce parce qu’il posséderait un sens tellement évident, qu’il ne serait pas besoin de l’expliciter ? Pourtant, sur le plan philosophique, la définition de ce terme, et l’importance qu’il a dans la vie humaine sont toujours discutées.

Malgré tout, de nombreux juristes font comme si tout cela ne posait pas de problèmes, et que les émotions pouvaient être mises de côté dans la compréhension du droit. Mais raisonner ainsi, c’est oublier qu’elles se trouvent en réalité en amont et en aval des règles juridiques. En amont, car les comportements que nous sanctionnons, et la gravité avec laquelle nous le faisons, se comprennent également par référence aux émotions qu’ils nous inspirent. Souvenons-nous ainsi de tout ce que nous avons interdit comme étant « contre-nature », justement parce que cela nous choquait ou nous faisait honte. La philosophie est riche d’enseignements sur la proximité entre nos émotions et ce que nous considérons comme moral ou non.

En aval, ensuite, car au moment du procès, les émotions sont partout, que ce soit au travers des plaidoiries, ainsi qu’au cœur même du raisonnement du juge. En effet, ce dernier reste un être humain, avec des sentiments parfois contradictoires, comme chacun d’entre nous. Une partie de la difficulté de sa tâche tient donc à ce qu’il doit essayer de rendre les plus objectifs possibles ces éléments qu’il est peut-être le seul à ressentir. Ainsi, tenter d’être objectif dans un raisonnement ne signifie pas s’oublier en tant qu’individu. Au contraire, cela consiste à garder perpétuellement à l’esprit ce que nous sommes de façon unique, de façon à pouvoir justement essayer de nous en distancier.

Dès lors, le problème n’est pas tant que « l’émotion dépasse les règles juridiques ». Il tient plutôt à ce que les émotions seules puissent servir à fonder une décision juridique. Car, si nous voulons que le droit corresponde à notre forme de vie en tant qu’espèce, il est nécessaire qu’il s’appuie sur la totalité de nos facultés. En somme, qu’il prenne en compte tant la raison que la dimension émotionnelle de notre existence, sous peine de nous renvoyer une image douloureuse de nous-même. Gardons à l’esprit que le fait de ne pas être capable de ressentir, ou de ne pouvoir faire preuve d’empathie, est considéré sur le plan médical comme l’un des symptômes de plusieurs pathologies psychiques…

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