Supprimer l’AME : qu’en dit la Constitution ?

Jackintosh (CC 3.0)
Création : 15 mai 2024

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay

Relectrice : Isabelle Muller-Quoy, maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Picardie Jules Verne

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction : Guillaume Baticle

Réduire les conditions d’accès à l’Aide médicale de l’État pour les étrangers en situation irrégulière semble possible dans une certaine limites qu’il appartient au Conseil constitutionnel de fixer. Supprimer cette aide serait en revanche totalement contraire à la Constitution, sauf à la modifier.

Plusieurs partis politiques plaident pour la suppression pure et simple de l’aide médicale de l’État (AME), ou un durcissement important des conditions d’accès. La jurisprudence du Conseil constitutionnel depuis 2003 montre que cela ne serait pas conforme à la Constitution.

Qu’est-ce que l’AME ?

L’aide médicale de l’État est un dispositif prévu par la loi (articles L. 251-1 et suivants du code de l’action sociale et des familles). Cette aide est ouverte, entre autres, à tout étranger même en situation irrégulière, résidant en France de manière ininterrompue depuis plus de trois mois, son conjoint et ses enfants mineurs ou poursuivant des études, ou toute personne présente sur le territoire français et dont l’état de santé le justifie, sur décision du ministre des affaires sociales. Il existe aussi une condition de ressources (moins de 810 euros mensuels pour une personne seule).

Les soins sont dispensés d’avance de frais, et donc intégralement pris en charge par la Sécurité sociale. Il existe une longue liste de soins pris en charge dont les soins de base. Pour d’autres types de soins, des conditions plus restrictives de résidence sont imposées, avec 9 mois de résidence en France (par exemple pour une prothèse du genou ou des oreilles décollées).

D’après les études réalisées (cf. par exemple La Tribune), l’AME coûterait 1.1 milliard d’euros par an, soit 0.468 % des dépenses de santé en France en 2022. Lors des débats sur la loi Immigration en fin 2023, les députés LR avaient tenté de remplacer l’AME par l’AMU (aide médicale d’urgence), en limitant donc cette aide aux seuls cas de péril (urgence proprement dite), et à quelques autres cas comme la grossesse ou encore la prophylaxie.

En dehors des considérations juridiques, la suppression de l’AME fait l’objet de beaucoup de critiques, tant sur le plan médical que sur le plan éthique et moral.

Des restrictions successives depuis 2003 jugées conformes à la Constitution

Au fil des années, certaines restrictions ont été imposées, notamment en termes de délai de résidence pour accéder à l’AME (loi du 28 décembre 2019 portant le délai à neuf mois pour certains soins). Un forfait de 30 euros a été mis en place avant d’être supprimé.

Reste à savoir si l’AME pourrait être très réduite, voire supprimée. À propos de la proposition de référendum d’initiative partagée déposée par les parlementaires LR en février 2024, tendant à remplacer l’aide médicale de l’État par une aide médicale réduite aux urgences (entre autres mesures réduisant les droits sociaux des étrangers), le Conseil constitutionnel n’a pas vraiment apporté de précisions, se limitant à rappeler le préambule de la Constitution de 1946 : la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » (décision du 11 avril 2024).

Par une autre décision, du 27 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité du délai plus restrictif de neuf mois au lieu de trois pour certains soins (cf. plus haut), plus restrictif, au motif que sont correctement conciliées « les exigences constitutionnelles de bon emploi des deniers publics et de lutte contre la fraude en matière de protection sociale et, d’autre part, le droit à la protection de la santé ». Lorsque le législateur a instauré un droit de timbre forfaitaire de 30 euros pour bénéficier de l’AME, le Conseil constitutionnel avait d’abord pris acte du fait que ce droit ne concernait pas les soins urgents, avant de conclure que le droit à la protection de la santé était respecté (décision du 28 décembre 2010 : à noter que ce forfait a été supprimé l’année suivante).

Bien avant encore, en 2003, au moment de l’instauration d’un délai de trois mois (alors qu’aucune condition de délai n’était prévue auparavant), le Conseil constitutionnel a considéré que « le législateur a pu, sans méconnaître le principe d’égalité, écarter de l’aide médicale de l’État, tout en leur maintenant le bénéfice des soins urgents, les étrangers qui sont en France depuis moins de trois mois » (Conseil constitutionnel, 29 décembre 2003).

Quid de la suppression ?

Les quelques décisions du Conseil constitutionnel dont nous disposons permettent de tirer certains enseignements : d’abord, la suppression de l’aide d’urgence, autrement dit en cas de péril, serait clairement contraire à la Constitution. S’agissant des autres soins, non urgents, certaines restrictions sont admises : délais de résidence, sélection d’un « panier de soins » éligibles, et même paiement d’un forfait limité. Le Conseil constitutionnel a jugé que ces restrictions au droit à la protection de la santé n’était pas « disproportionnées » au regard des objectifs poursuivis, à savoir éviter les fraudes et réduire les dépenses.

Reste à savoir quelle serait la ligne rouge. Un délai de cinq ans, par exemple, a été récemment censuré par le Conseil constitutionnel s’agissant de l’accès à certaines allocations (décision du 25 janvier 2024). Entre neuf mois (admissible pour des soins) et cinq ans (trop long pour des aides sociales), quelle serait la fourchette admise ? Et sur quel panier de soins non urgents ? Ce sera, éventuellement, au Conseil constitutionnel d’en décider.

Autre solution : modifier directement la Constitution (en particulier le préambule de 1946) en réservant la protection de la santé aux Français et résidents réguliers. Sous réserve de ce qu’en dirait la Cour européenne des droits de l’Homme, mais c’est une autre histoire.

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