Qu’est-ce que l’obstruction parlementaire ?

Création : 7 décembre 2022

Autrice : Juliette Bezat, rédactrice

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Héreng Loïc



Le camp macroniste, qui ne dispose que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, a recouru à l’obstruction parlementaire à deux reprises lors des journées dédiées à l’examen des textes de l’opposition : d’abord, le 24 novembre pour les Insoumis, puis, ce jeudi 1er décembre pour le groupe LR.  Les oppositions  n’ont pas apprécié les manœuvres d’obstruction visant à empêcher le vote, initiées non seulement par les députés de la majorité, mais aussi par les ministres présents. Le président du groupe LR, Olivier Marleix, a évoqué une première sous la Vème République”, mais qu’en est-il vraiment ? L’occasion de revenir sur l’obstruction, une pratique parlementaire à mauvaise réputation. 

“Tu vas la fermer”, a lancé le député de Guadeloupe Olivier Serva, alors qu’il prenait la parole pour un rappel au règlement. Cette sortie, adressée à Sylvain Maillard, président par intérim du groupe Renaissance, illustre bien le climat de tensions dans lequel se sont déroulés les débats du 24 novembre à l’Assemblée nationale, autour du texte pour la réintégration des soignants non vaccinés. Bis repetita, une semaine plus tard pour la niche LR, où le garde des Sceaux Éric Dupont-Moretti a tenté de ralentir le débat afin de retarder le vote du texte visant à créer une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales. 

Si les manœuvres de la majorité ont tant agacé les oppositions, c’est que le délai d’examen des textes était limité. Depuis la réforme constitutionnelle de 2008, l’article 48 de la Constitution accorde en effet aux groupes d’opposition et aux groupes minoritaires la possibilité, un jour dans le mois, d’inscrire leurs propositions de loi à l’ordre du jour. Ces derniers  disposent ainsi d’une journée, de 9 heures à minuit, pour soumettre leurs textes au débat et au vote.

Dans le premier cas, le texte n’a pu être voté dans les temps, mais dans le second, un évènement inhabituel s’est produit : les différents groupes se sont accordés pour retirer la totalité de leurs amendements afin que le texte puisse être voté tel quel, comptant sur la navette parlementaire et le travail de co-construction avec le Sénat. C’est ainsi que le texte a pu être voté d’une extrême justesse à 23 heures 59 et à une voix d’écart seulement. 

Une majorité qui fait de l’obstruction parce qu’elle n’est plus absolue 

L’obstruction est une technique qui permet aux députés et sénateurs de l’opposition de retarder voire d’empêcher le vote d’une loi qu’ils ne souhaitent pas voir adoptée. 

La situation est donc inhabituelle puisque, depuis la création de ces fenêtres parlementaires en 2009, les gouvernements qui se sont succédé pouvaient s’appuyer sur une majorité absolue, c’est-à-dire au moins 289 députés. La probabilité qu’un texte puisse être adopté sans le vote des députés de la majorité était donc quasi nulle et la question de l’obstruction par la majorité ne se posait pas.

Or, depuis les dernières élections législatives, le gouvernement doit désormais s’appuyer sur une majorité relative de 251 députés (en comptant les groupes Modem et Horizons). Le soir du 24 novembre, le camp macroniste s’est retrouvé en situation de minorité car les élus Renaissance n’étaient pas tous présents dans l’hémicycle et la grande majorité des groupes d’opposition étaient favorables au texte. Conscient que le texte risquait d’être adopté dans la soirée, le gouvernement a décidé de jouer la montre et de faire obstruction pour empêcher le vote. 

L’obstruction, une tradition des parlements anglo-saxons

L’obstruction parlementaire n’est pas une tradition française : elle vient plutôt des parlements anglo-saxons. Aux États-Unis, par exemple, le filibuster désigne la procédure d’obstruction par laquelle les parlementaires peuvent parler sans limitation de temps à la tribune. Prévue par le règlement du Sénat, cette technique permet à un orateur de monologuer des heures, y compris sur des sujets qui n’ont rien à voir avec le texte de loi examiné et quitte à lire des passages de la Bible. L’un des exemples les plus spectaculaires est celui du sénateur Huey Long qui, en 1935, paralysa le débat pendant près de 16 heures, en récitant non seulement des passages de la Bible, mais aussi des textes de Victor Hugo ou encore des recettes de cuisine. L’orateur est alors le seul à pouvoir décider de céder la parole à un collègue qu’il désigne lui-même. Il faut attendre 1917 pour qu’une procédure permette de clôturer la discussion : celle-ci prévoit l’adoption d’une motion signée par seize sénateurs et approuvée à la majorité des deux tiers. 

La France ne connaît pas cette tradition. Aux XIXe et XXe siècle, on assista pourtant à de très longs débats. Pour autant, quand Jaurès s’exprima plus de trois heures à la tribune, il ne fut pas taxé d’”obstructisme” ; son intervention fut davantage perçue comme une prouesse. 

Le 24 novembre au soir, toute la gamme des méthodes d’obstruction y passe

Au menu de cette “fenêtre parlementaire” étaient notamment inscrites les propositions de loi suivantes : la constitutionnalisation de l’IVG, le SMIC à 1 600 euros, le vote d’une commission d’enquête sur les Uber files et la réintégration des soignants non vaccinés – la plupart des textes n’ont pas été examinés par manque de temps. Alors que la constitutionnalisation de l’IVG fut très largement adoptée, les échanges se sont crispés au début de l’examen du texte d’Aymeric Caron visant à interdire la corrida. Conscients que le texte ne pourrait pas être voté au regard du délai et des plus de 600 amendements déposés sur le texte, les députés LFI ont préféré retirer cette proposition de loi au profit de l’examen du texte relatif à la réintégration des soignants, porté par Caroline Fiat. 

Ce texte était soutenu par plusieurs groupes d’opposition. Dès le début de son examen, les députés de l’opposition ont rejeté à 161 voix un amendement déposé visant à supprimer le principal article du texte. Les députés Renaissance, alors en minorité numérique dans l’hémicycle, ainsi que les ministres présents, ont conscience que le texte risque d’être adopté à la fin de la soirée. Dès lors, la consigne de l’obstruction fut relayée dans les rangs de la majorité. 

La méthode du recours massif aux amendements : un classique de la guérilla parlementaire 

Le droit d’amendement est un droit fondamental reconnu aux parlementaires par la Constitution. Il ne connaît que deux limites : il doit avoir un lien direct ou indirect avec le texte et ne peut créer de charge financière. Autrement, il n’existe pas de limitation au nombre d’amendements qu’un député peut individuellement déposer. Par ailleurs, les délais de dépôt pour la séance sont d’environ 72 heures. En séance, même un amendement déposé en dernière minute peut être accepté, à la condition qu’il soit rédigé et non pas seulement oral. 

Comme l’indique son étymologie, l’amendement vise normalement à améliorer le texte en discussion, mais il peut aussi servir à obstruer le débat lorsqu’un député ne souhaite pas qu’une proposition ou un projet de loi soient adoptés. L’idée est alors de retarder le plus possible le vote du texte en prolongeant la discussion grâce au dépôt massif d’amendements. Supprimer un article, un paragraphe, une phrase, un mot, un signe de ponctuation, un seuil chiffré… Il existe une multitude de possibilités pour amender un texte, mais aussi pour décliner un seul amendement (sous-amendement, amendement de repli…), à des fins d’obstruction. L’amendement devant être défendu oralement (en séance ou en commission), son dépôt permet également de récupérer du temps de parole.

En 2006, plus de 137 000 amendements contre la privatisation de Gaz de France

Cette technique est surtout utilisée à partir de la Ve République, même si, dans les faits, ce droit existe depuis la Monarchie de Juillet (1831). Sauf que les conditions techniques étaient alors fort différentes : il fallait rédiger et déposer soi-même son amendement. Dans les années 1970, tout député a au moins un collaborateur au Palais Bourbon, tandis que l’équipement bureautique évolue, ce qui signifie plus de possibilités pour amender. 

À partir des années 1970, le nombre d’amendements augmente. La gauche se mobilise massivement pour la loi dite anti-casseurs de 1970 et, quand celle-ci arrive au pouvoir en 1981, les jeunes députés de la droite sont eux aussi rompus à l’exercice et utilisent cette technique pour bloquer les réformes portées par François Mitterrand et sa majorité. On commence donc à avoir des discussions très longues, avec un nombre croissant d’amendements, mais cela reste très modeste par rapport à aujourd’hui où tout est numérisé. 

Plusieurs exemples pourraient être cités. La discussion sur le projet de loi relatif à la privatisation de Gaz de France, en 2006, reste l’un des plus spectaculaires : les socialistes de l’opposition avaient alors déposé plus de 137 000 amendements. Sur une photographie marquante, Jean-Louis Debré, alors président de l’Assemblée nationale, pose sur le perchoir devant plus de 137 000 pages blanches…

La méthode de l’anti-jeu : jouer la montre en multipliant les prises de parole

Au-delà du dépôt massif d’amendements, il existe plusieurs manières de ralentir l’examen d’un texte de loi. 

Des motions de procédures (motion de rejet préalable et motion de renvoi en commission) peuvent être déposées avant la discussion. Elles sont présentées avant l’examen détaillé du texte en séance. Si une motion de rejet préalable est adoptée (fait assez rare), le texte est rejeté, ce qui met immédiatement fin au débat. L’adoption d’une motion de renvoi (en commission) entraîne quant à elle une suspension du débat. 

Avant la réforme du règlement de l’Assemblée nationale de 1999, les motions de procédure pouvaient elles aussi constituer un outil d’obstruction redoutable. Si la présentation de ces motions est aujourd’hui limitée, elle n’a longtemps pas connu de limite de temps. C’est ainsi qu’en 1998, Christine Boutin a pu défendre à la tribune sa position contre le PACS près de 5 heures 30 durant. Cette technique offrait le double avantage de fatiguer l’adversaire et de bouleverser l’ordre du jour décidé par l’exécutif. Désormais, la motion de procédure permet surtout aux groupes politiques de gagner du temps de parole sur un texte sans être interrompus.

Aujourd’hui, il est possible de perturber le débat en multipliant les demandes intempestives : provoquer des incidents de séance, faire des demandes de rappel au règlement ou de suspension de séance. Les suspensions de séance peuvent être demandées par un ministre, un rapporteur, un président de séance ou un président de groupe. Elles peuvent permettre de faire retomber la pression ou bien de retarder la discussion et le vote du texte. En général, ces demandes sont acceptées. Néanmoins, c’est au président de séance d’en apprécier le bien-fondé. 

Tenir jusqu’à minuit…

La niche parlementaire durant une journée, à minuit le couperet tombe. Le soir du 24 novembre, lors de la niche parlementaire de LFI-NUPES, c’est probablement le dépôt d’un nouvel amendement par le gouvernement qui a “fait déborder le vase”. Exaspéré par la tournure du débat et par les manœuvres d’obstruction de Renaissance, Olivier Marleix a lui aussi demandé un rappel au règlement : “La minorité, étant particulièrement minoritaire ce soir, a été battue à l’occasion d’un amendement de suppression (…) depuis, on assiste à des manoeuvres d’obstruction inacceptables. ​​Plus grave, les ministres eux-mêmes se sont livrés à un exercice d’obstruction du travail parlementaire en déposant un amendement”Applaudi dans les rangs LR, RN, LFI, PS et GDR-NUPES, il continue : “C’est la première fois sous la Vème République qu’un gouvernement se livre à l’obstruction, empêchant l’Assemblée nationale de poursuivre sa mission. Vous devriez avoir honte, messieurs les ministres, de vous être prêtés à ce jeu ! Si l’Assemblée nationale ne vote pas comme vous le voulez, si la majorité est minoritaire, ce n’est pas à vous de voler à son secours ! Respectez l’Assemblée nationale !”.

Ces deux derniers événements montrent bien le niveau de tension qui caractérise actuellement l’Assemblée nationale, dans une configuration inédite. Dès lors, il n’est pas absurde de se poser la question : quelle sera l’espérance de vie de cette XVIème législature ? 

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