Enquête 2/2 : Le Parlement européen à la rescousse des fact-checkeurs en danger

Crédits photo : Endzeiter
Création : 1 février 2023

Autrices : Clotilde Jégousse, avec la participation d’Émeline Sauvage

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng et Emma Cacciamani

Sur internet, à la télévision ou en presse écrite, les fact-checkeurs sont partout et sont désormais les indispensables des rédactions. Mais à l’heure des réseaux sociaux et des tentatives de manipulation de l’information, restituer la vérité peut devenir un métier à haut risque. Une situation que le Parlement européen a souhaité prendre en compte, dans une proposition de rapport publiée mercredi dernier.

ENQUÊTE. Encore inconnus du grand public il y a une dizaine d’années, les fact-checkeurs sont désormais l’une des cibles privilégiées des harceleurs sur les réseaux sociaux. Un harcèlement d’autant plus pressant dans des pays tels que la Colombie, les Philippines, l’Argentine ou la Géorgie, où l’État tente de contrôler les organes de presse et propage de fausses informations. Mais pas que. Dans l’Union européenne aussi, la casquette de fact-checkeur est lourde à porter, ce qui a poussé le Parlement européen à se saisir de la question.

Fact-checker là où il n’y a pas de liberté de la presse

Être journaliste en Colombie, un pays qui pointe à la 145ème place sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières (RSF), c’est déjà mettre sa vie en jeu. Vérifier des informations diffusées par des figures politiques de premier plan concernant la corruption, le trafic d’armes et de drogue, et les contredire, c’est encore autre chose. Carlos*, fact-checkeur, évoque l’intimidation dont il a fait l’objet, à plusieurs reprises, depuis 2018. “Le pire s’est produit entre novembre 2021 et février 2022, lorsque j’ai été publiquement accusé sur Twitter de “censurer” les médias, et même d’œuvrer pour la défense d’un baron de la drogue”. Des proches du pouvoir, épinglés dans ses enquêtes, stigmatisent son travail et le menacent de “conséquences juridiques”. Une situation non anecdotique, puisqu’une étude réalisée en 2020 par l’UNESCO et le Centre international des journalistes (ICFJ) sur le harcèlement des femmes journalistes plaçait les acteurs politiques comme la deuxième source d’attaques et d’agressions en ligne (37 %). 

Aux pressions virtuelles s’ajoute parfois l’intimidation bien réelle, notamment via des descentes de police, dans le but de mettre un terme au travail journalistique. Ellen Tordesillas, journaliste fact-checkeur pour le média Vera Files, aux Philippines – deux rangs derrière la Colombie sur l’échelle de la liberté de la presse – raconte avoir reçu la visite de policiers en civil. “Lorsque je me suis plainte au chef de l’unité de police à laquelle appartenaient les policiers, il m’a répondu qu’ils ne faisaient qu’une “vérification des antécédents”, en raison des nombreuses demandes d’informations que nous leur adressons. Le message de cette visite était clair pour nous.” Elle explique également avoir été visée, plus tard, en avril 2019, par “un [faux] ‘rapport de renseignement’ ” publié par le bureau du Président philippin, alléguant qu’elle était “derrière le complot visant à évincer [Rodrigo] Duterte avec plusieurs organisations médiatiques, dont Vera Files”. 

En Georgie, le média FactCheck est lui aussi presque quotidiennement menacé par le parti au pouvoir. ‘’[Les] ONG qui travaillent à démystifier la désinformation, comme FactCheck, ce sont souvent elles qui diffusent la désinformation et les mensonges’’ avait accusé Irakli Kobakhidze en 2019, à l’époque président du Parlement georgien. Une déclaration qui aide à comprendre la décision de l’Union européenne, prise en juillet 2022, de placer la Géorgie sur liste d’attente de l’adhésion, notamment au regard de la situation des médias et de la liberté d’expression dans le pays. Un peu plus tôt, le Parlement européen avait adopté une résolution, appelant le gouvernement à “enquêter sur tout cas de violence et à poursuivre les personnes responsables de l’incitation et de l’exécution d’attaques violentes contre des journalistes”, pour “remédier à l’impression d’impunité de ces crimes”. Il demandait également “ à tous les représentants du gouvernement géorgien de s’abstenir de recourir à une rhétorique agressive à l’égard des représentants des médias en Géorgie”.

Le but du parti est d’avoir le monopole sur les médias et de discréditer toute personne qui a une influence contre le pouvoir

La Géorgie pratique depuis plusieurs années une politique anti-média, qui vise à museler les journalistes qui iraient à l’encontre du parti au pouvoir. Une situation dont témoignent les journalistes de FactCheck. ‘’Le but du parti est d’avoir le monopole sur les médias et de discréditer toute personne qui a une influence contre le pouvoir’’, explique Malkhaz Rekhvias, fact-checkeur georgien.

“Myth detector”, la plateforme de fact-checking de la Fondation pour le Développement des Médias en Géorgie, a identifié une page Facebook ciblant tous les acteurs qui tiennent des propos critiques du gouvernement, y compris des médias occidentaux réputés. Sandro Gigauri, rédacteur pour la Fondation, raconte que la surveillance de la plateforme a montré que les posts, sponsorisés, étaient régulièrement diffusés par des fonctionnaires et responsables politiques, pendant leurs heures de travail.

Le cyber-harcèlement

Les réseaux sociaux facilitent à la fois la diffusion à grande échelle de fausses informations, et le harcèlement massif et simultané de ceux qui luttent contre la désinformation. Sous couvert d’anonymat, des utilisateurs galvanisés par l’effet de groupe ciblent des médias et leurs journalistes par le biais de messages privés, de tweets et de commentaires publics. La quasi-totalité des fact-checkeurs avec qui Les Surligneurs se sont entretenus peuvent témoigner d’un harcèlement en ligne. 

C’est le cas de Maria*, fact-checkeur en Argentine. Dans un message transmis aux Surligneurs, elle raconte qu’un jour, “un ‘médecin’ et un ‘journaliste’ très en vue parmi les désinformateurs de la région, suivis par un très grand nombre d’adeptes ont diffusé une vidéo expliquant que ‘le coronavirus n’existe pas’. Ils ont lu à haute voix mes vérifications des faits et ont répété mon nom à plusieurs reprises avec beaucoup de colère”. Conséquence, explique la journaliste, une campagne de harcèlement en ligne incluant des menaces de la part souvent d’anonymes, avec un impact émotionnel non négligeable.

Uzair Rizvi, journaliste à l’AFP, raconte, lui, le harcèlement systématique qu’il subit lorsqu’il travaille sur le gouvernement nationaliste hindou en Inde, du fait de sa religion. Une situation aggravée par la présence des réseaux sociaux, qui peinent à prendre les mesures à la hauteur pour modérer leurs contenus. Les signalements, s’ils sont possibles, restent insuffisants. Les journalistes doivent bloquer ou rapporter une à une chaque menace à la plateforme hôte. Une action qui prend du temps, et qui porte peu ses fruits, lorsqu’un journaliste reçoit jusqu’à plusieurs milliers de menaces par jour. Les réseaux sociaux tels que Facebook, Télégram ou Twitter sont dépassés par la vague de commentaires et messages à caractère haineux qui déferle sur leurs plateformes.  

En Europe aussi …

Exercer dans l’Union européenne ne garantit pas la sécurité des journalistes qui enfilent le costume de fact-checkeur.

Ils menacent de nous retrouver, de nous tuer et de nous tirer dessus si nous quittons nos maisons

Loin de là. En France, en Espagne ou en Croatie, de plus en plus d’entre eux font état de menaces de mort devenues quotidiennes. Les gens nous laissent des messages nous disant qu’ils savent où nous vivons et travaillons. Ils menacent de nous retrouver, de nous tuer et de nous tirer dessus si nous quittons nos maisons’’, confie un journaliste qui souhaite rester anonyme.

Des menaces qui se sont intensifiées depuis l’épidémie de Covid. ‘’Nous documentons systématiquement les discours de haine à notre encontre depuis janvier 2020. Au cours de cette période, nous avons reçu environ 400 messages allant d’insultes et de harcèlement sexuel à des menaces de mort’’, explique un autre. 

Les témoignages se suivent et se ressemblent. “Pendant l’automne 2021, nous avons reçu plusieurs menaces de mort par courrier électronique”, raconte aux Surligneurs une journaliste allemande qui souhaite, elle aussi, conserver l’anonymat. Elle restitue la teneur de l’une de l’une de ces menaces :“nous avons des balles fabriquées à la main pour chacun d’entre vous, vous apprendrez bientôt ce qu’est la douleur, nous vous noierons tous dans le prochain lac”. Isabel*, journaliste et fact-checkeur espagnole, raconte les campagnes de haine dirigées contre son média et ses journalistes, aujourd’hui dans l’attente de plusieurs procès. “Certaines proviennent de twittos stars, ou d’influenceurs Youtube. Mais surtout de comptes anonymes et d’acteurs que nous ne pouvons pas vraiment identifier. Notre directeur a poursuivi certains des attaquants identifiés devant la justice. L’un d’entre eux est désormais banni de Twitter, mais il poursuit sa désinformation via d’autres canaux, notamment Telegram.’’ 

Le média croate de vérification des faits Faktograf, l’Institut international de la presse (IPI) autrichien et le quotidien allemand “TAZ” ont décidé de mener une étude pour décortiquer le phénomène, et mesurer l’ampleur des dégâts. L’enquête, réalisée dans le cadre du projet “Décoder le manuel de désinformation des populistes en Europe” financé par le Fonds européen pour les médias et l’information, a jusqu’à présent été menée auprès de quarante organisations. Pour Ana Brakus, directrice de Faktograf, qui a elle-même été la cible de menaces et de procès d’intimidation durant la pandémie de Covid-19, l’enjeu sera surtout, dans les prochains mois, de mesurer l’implication des responsables politiques dans ce harcèlement des fact-checkeurs.

Le Parlement européen contre-attaque

Le ras-le-bol des journalistes est arrivé jusqu’aux oreilles bruxelloises. Mercredi 25 janvier, la députée européenne Isabel Wiseler-Lima a présenté une proposition de rapport pour renforcer la protection des journalistes dans le monde, et notamment des fact-checkeurs (NDLR : Vincent Couronne, directeur des Surligneurs, a été auditionné par la commission des affaires étrangères du Parlement européen en octobre dernier dans le cadre de la préparation de ce rapport). 

Les sept pages qui composent cette proposition de rapport dressent un constat pour le moins alarmant. Le texte évoque le poids de l’innovation technologique, qui permet la “surveillance illégale” de journalistes, dans le but de collecter leurs informations personnelles en ligne et d’exercer une pression sur leur travail. Il pointe également “l’intimidation” et les “campagnes de dénigrement”, d’autant plus violentes lorsqu’il s’agit de fact-checkeurs. À plusieurs reprises, ils sont évoqués comme des cibles à protéger. À protéger de la pression des autorités publiques, exercée sur les fact-checkeurs lorsqu’ils touchent à des informations qu’elles se sont efforcées de cacher ou de déformer. À protéger de procédures judiciaires abusives à leur encontre, aussi. 

Pour arrêter l’hémorragie, la députée européenne suggère une action sur plusieurs volets. Elle souhaite notamment le développement par le Service européen pour l’action extérieure d’une “approche structurée pour soutenir les journalistes en butte à des menaces numériques”, via la formation et la sensibilisation aux enjeux de sécurité numérique. Elle insiste également sur “l’importance de resserrer la collaboration entre les plateformes en ligne et les services répressifs”, afin d’accroître l’efficacité de la modération des contenus. Enfin, elle demande aux États membres d’“apporter ostensiblement et publiquement un soutien moral aux journalistes en danger” dans les pays tiers.

Le texte, qui doit encore être amendé, devra être adopté par la commission des affaires étrangères du Parlement européen, et soumis au vote en session plénière, probablement au mois de juillet.

Premier volet paru le 23 janvier


*Les noms des intervenants ont été volontairement modifiés pour assurer leur sécurité.

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