En Suède, on peut brûler un Coran en place publique. Et en France ?

Crédits photo : Movidagrafica (Pixabay Content License)
Création : 20 novembre 2023

Auteur : Jean-Paul Markus, Professeur à l’Université Paris-Saclay, Laboratoire VIP

Liens d’intérêts : aucun

Fonctions politiques ou similaires : aucune

Relectrice : Élise Fraysse​, Professeure de droit public, Université Clermont Auvergne

Liens d’intérêts : aucun

Fonctions politiques ou similaires : aucune

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani

Les Danois tentent de légiférer contre les autodafés de livres saints, tandis que les Suédois sont menacés et même tués à l’étranger.  S’il faut une loi pour interdire ces actes dans ces pays, en France, l’autorité de police est en mesure de le faire elle-même à certaines conditions.

Alors que le Danemark s’apprête à voter une loi pour interdire les atteintes publiques aux livres saints, visant les autodafés de Corans et autres ouvrages religieux, la Suède envisage également de revoir sa législation. Durant l’été, un individu a brûlé le Coran en plein Stockholm. Ce n’était pas sa première fois, il s’en était même fait une spécialité : il est irakien, d’origine chrétienne, et entendait dénoncer un Coran selon lui “plus dangereux que les armes nucléaires”, en réclamant l’interdiction.  En Suède comme au Danemark, beaucoup appellent à modifier la loi pour éviter ces scènes, d’autant que deux suédois ont été tués en Belgique par un terroriste, sur ce seul motif. Est-il possible, en France, de brûler un livre saint en pleine rue ou sur les réseaux sociaux ?

Brûler un livre saint n’est pas pénalement répréhensible

En France, le délit de blasphème n’existe pas, d’autant qu’il s’agirait d’une incrimination si large qu’elle reviendrait à empêcher toute réflexion critique sur la religion et la pratique religieuse. Le délit de blasphème, très flou, est trop souvent utilisé par les pires dictatures pour maintenir le régime en place, tant il permet de contourner l’État de droit. 

Cela signifie que brûler un livre saint en France n’est pas un délit. En 2010, un animateur d’émissions en direct sur internet, n’avait pas trouvé d’autre loisir que de disposer sur une table deux petites boîtes censées représenter les tours jumelles du World Trade Center de New York détruites en 2001 par un attentat islamiste. Puis il a montré un Coran à la caméra, avant d’en arracher une page, d’en faire un avion de papier avec un dessin de terroriste, de l’enflammer et de le projeter contre une des boîtes. Reproduisant la même mise en scène avec une seconde page arrachée, il finit par déposer le Coran dans un saladier, y verser de l’alcool à brûler et y mettre le feu. Pour éteindre ce feu, il se mit à uriner dans le récipient, le tout en portant un masque de Satan.

Il fut poursuivi pour provocation à la discrimination religieuse. Il risquait un an d’emprisonnement et/ou 45 000 euros d’amende, mais fut relaxé devant le Tribunal correctionnel de Strasbourg, puis par la Cour d’appel de Colmar (25 octobre 2011, jugement non publié). Selon les juges, la provocation portait essentiellement sur les attaques terroristes du 11 septembre 2001 ; aucune intention d’inciter à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard des musulmans n’était caractérisée. En résumé, l’individu en question se bornait à critiquer une religion ou les crimes commis en son nom (cf. France-Info sur cette affaire). Peu importe le mauvais goût, qui n’est pas un délit, sinon les prisons déborderaient. 

Aucune condamnation pénale ne peut donc être encourue par celui qui brûle un Coran, une Torah ou un Nouveau Testament publiquement, si l’intention n’est pas d’inciter à la haine, mais de faire passer une opinion politique ou philosophique, même par des procédés choquants (car c’est une forme d’expression). Mais l’autorité de police peut-elle l’interdire dans le cadre d’une manifestation ?

Brûler un livre saint : un trouble à l’ordre public ?

Peut-on imaginer un individu ou une association déclarant une manifestation à la préfecture, sur le thème d’un autodafé de Corans ? Il y a toutes les chances que cette manifestation soit interdite de manière préventive, sur le fondement d’un risque de troubles à l’ordre public. Et si, durant une manifestation autorisée cette fois, certains se mettent à brûler un Coran, la police serait fondée à tenter de faire cesser ces agissements, là encore au nom de l’ordre public.

La notion d’ordre public, en France, comporte deux facettes : 1/ l’aspect matériel, qui porte sur la sécurité concrète des personnes, leur santé, leur tranquillité ; 2/ l’aspect dit immatériel, qui porte sur le respect de la dignité humaine mais aussi la préservation de la cohésion nationale et la prévention de certains délits comme la provocation à la haine quelle qu’elle soit (raciale, antisémite, homophobe, etc.).

Une atteinte à la dignité de la personne humaine ?

Cet aspect immatériel de l’ordre public s’est manifesté dans la jurisprudence à l’occasion de la désormais célèbre affaire du lancer de nains dans une discothèque : par une décision du 27 octobre 1995, le Conseil d’État faisait entrer dans la notion d’ordre public le respect de la dignité de la personne humaine, et justifiait ainsi l’intervention de l’autorité de police pour interdire certains comportements dégradants à l’encontre d’une personne ou d’une catégorie de personnes. Le préfet de police de Paris a ainsi pu légalement interdire une soupe populaire à destination des démunis organisée par un parti d’extrême droite, parce qu’elle consistait à distribuer exclusivement des aliments à base de porc (Conseil d’État, 5 janvier 2007).

Reste que brûler un livre saint ne semble pas, au sens de cette jurisprudence, porter atteinte à la dignité de la personne, si cet acte ne s’accompagne pas de provocations à la haine.

Une atteinte à la cohésion nationale et une provocation à la haine ?

C’est l’affaire du spectacle “Le Mur” de Dieudonné M’Bala M’Bala qui a permis d’enrichir encore la notion d’ordre public, en 2014. L’humoriste militant s’y livrait à de violentes diatribes antisémites, notamment en déplorant, à propos d’un journaliste au nom juif, qu’Hitler n’ait pas “fini le travail”. Le Conseil d’État avait jugé légale l’interdiction de ce spectacle par le préfet, relevant “la réalité et la gravité des risques de troubles à l’ordre public”, les atteintes au principe de dignité de la personne humaine, mais aussi, et c’était nouveau à l’époque, “les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale” (décision du 9 janvier 2014).

Ainsi, l’autorité de police est fondée à interdire un spectacle, une manifestation, une réunion publique ou toute autre mode d’expression, dès lors : 1/ que risquent de s’y commettre des délits (l’incitation ou la provocation à la haine constituent bien un délit) 2/ que cet évènement tend à diviser la nation en appelant à exclure de la communauté nationale toute une catégorie de personnes. C’est pour ces raisons que le tribunal administratif de Paris avait avalisé le 28 octobre 2023 l’interdiction d’une manifestation pro-palestinienne par le préfet de police de Paris : les précédents de 2014 ainsi que l’absence de service d’ordre prévu laissaient présager, en plus des troubles matériels (dégradations de biens), des “agissements relevant du délit d’apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion”.

Dans ces conditions, brûler un Coran peut être interdit si le message sous-jacent tend à propager la haine des musulmans et à signifier qu’ils ne font pas partie de la nation française, en somme à dresser un partie de la population contre une autre. Mais si un manifestant brûle un livre saint pour critiquer une religion et dénoncer les actes qu’elle serait supposée légitimer, les délits de provocation à la haine et l’atteinte à la cohésion nationale ne sont pas constitués. Tentons alors une autre piste.

Brûler un livre saint peut heurter la sensibilité de certaines personnes

On omet souvent une composante très ancienne de l’ordre public qui envisage le cas où un spectacle, une activité, heurtent la sensibilité de certaines personnes : une enseigne lumineuse de sex-shop face à un mémorial de la résistance (Conseil d’État, 11 mai 1977), l’interdiction d’un sex-shop à proximité d’un “pôle jeunesse, destiné à abriter des services d’animation, d’information et de loisirs à l’intention des jeunes” (Conseil d’État, 8 juin 2005). Cette jurisprudence est basée sur une composante de l’ordre public méconnue qui est la préservation de la “moralité publique” : une autorité de police est fondée à interdire ce qui peut heurter la sensibilité d’une partie de la population, très souvent la jeunesse mais pas seulement. Cette facette de l’ordre public n’est pas très sollicitée, mais elle a déjà bénéficié, il y a très longtemps c’est vrai, à un public catholique pratiquant, à propos d’un film jugé à l’époque “immoral” (Conseil d’État, 18 déc. 1959). 

Si la notion de film immoral a beaucoup évolué, l’interdiction ou la restriction reste possible lorsqu’une activité menace de heurter certaines catégories de personnes, et qu’il pourrait en résulter des troubles, en fonction du contexte local et national. 

Or, assurément, brûler un livre saint heurte la sensibilité des pratiquants concernés et peut provoquer des troubles graves en réaction, voire porter atteinte à la sécurité nationale en risquant des attentats fomentés depuis l’étranger. C’est ce qui d’ailleurs justifie la loi en cours de discussion au Danemark, et les réflexions dans ce sens en Suède. Pour ces raisons, l’autorité de police serait fondée à l’interdire en France, même si l’auteur de cet autodafé n’entend pas provoquer à la haine, se limitant à un message politique ou philosophique. En somme, si on a le droit de choquer pour sensibiliser, on doit s’abstenir de heurter une catégorie de la population, ce qui rejoint d’ailleurs l’objectif de préservation de la cohésion nationale.

Bien entendu, les risques de troubles sont à prouver au cas par cas, avec deux écueils possibles, le premier étant celui de l’inégalité : brûler un Coran provoque des troubles, les expériences scandinaves le montrent. Donc l’autorité de police serait fondée à l’interdire. Mais brûler un Nouveau Testament ou une Torah ? Il ne s’agirait pas que certains groupes parviennent à instrumentaliser le pouvoir de police en leur faveur, en réagissant systématiquement par la violence à toute critique de leur religion, même purement politique ou sociale.

Second écueil, cette jurisprudence ne doit pas permettre à l’autorité de verser dans “l’ordre moral” façon régime de Vichy. Certains maires l’ont bien tenté, en interdisant des publicités pour ce qu’on appelait les “messageries roses” sur minitel (Conseil d’État, 8 avril 1998). Pire encore, le pouvoir de police ne saurait non plus être utilisé pour faire passer des interdits religieux : le maire d’Aulnay-sous-Bois a ainsi interdit les affiches d’une campagne de prévention contre les infections sexuellement transmissibles, au motif qu’elle montraient un couple homosexuel s’étreignant (Tribunal administratif de Montreuil, 9 nov. 2017, non public). 

La police administrative ne doit pas combattre la religion, elle doit encore moins être un outil de prosélytisme. C’est entre ces deux injonctions contradictoires qu’il faut naviguer.

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