Belgique : Tom Van Grieken promet de “présenter la facture à tous ces enseignants de gauche”
Dernière modification : 24 juin 2022
Auteur : Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public, Université Saint-Louis – Bruxelles
Source : La Libre, 1er septembre 2021
Collecter les données relatives à l’utilisation de la “langue de gauche” dans les classes, et intimider les enseignants “de gauche” en menaçant de leur présenter la facture après les prochaines élections : la propagande Vlaams Belang porte non seulement atteinte à la liberté d’enseignement et à la liberté d’expression, mais elle viole également le droit au respect de la vie privée des enseignants et la réglementation scolaire.
Le président du parti flamand d’extrême droite, Tom Van Grieken, s’est adressé aux jeunes sur le réseau TikTok à l’occasion de la rentrée scolaire, pour dénoncer « tous ces enseignants et professeurs de gauche qui essaient d’injecter leurs absurdités multiculturelles dans leurs cours à chaque occasion ». Il promet, dans sa vidéo, qu’il leur « présentera la facture » en 2024, date des prochaines élections. Dans la foulée de son message, les jeunes du parti ont mis un formulaire à disposition sur leur site internet pour dénoncer la « langue de gauche » dans leur classe. Une atteinte grave à la liberté d’enseignement, à la liberté d’expression et à la vie privée.
ÊTRE UN PROFESSEUR « DE GAUCHE », C’EST QUOI ?
Les propos de Tom Van Grieken, relayés par les médias pour les dénoncer, sont particulièrement imprécis, laissant planer le doute tant sur les enseignants qui pourraient être visés, que sur les mesures qui pourraient être prises.
Être un professeur de gauche, selon Tom Van Grieken, c’est notamment défendre la multiculturalité – quelle qu’elle soit –. Le président du Vlaams Belang conteste frontalement, ce faisant, un objectif d’apprentissage à la citoyenneté, notamment au travers d’une éducation à la pluralité des cultures, imposé aux écoles par la réglementation flamande (art. 139, §2, 7° du Code de l’enseignement secondaire) comme par la réglementation francophone (art. 1.7.6-3 du Code de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire).
Être un professeur de gauche, selon les jeunes du Vlaams Belang, c’est aussi exprimer un fait ou une opinion défavorable au parti lui-même. C’est pour ce motif qu’ils sont venus manifester à la sortie d’une école, en janvier dernier à Ternat, pour dénoncer la « langue de gauche ».
Au-delà de ces deux dimensions, c’est le flou le plus total sur ce que être « de gauche » pourrait signifier. Le philosophe et homme politique libéral flamand Dirk Verhofstadt le dénonce d’ailleurs dans une réaction cinglante : cette attitude est caractéristique de l’intimidation des enseignants qui a accompagné la prise de pouvoir par les nazis dans les années 1930, et la comparaison avec les lois nazies n’a, selon lui, plus rien d’exagéré.
LISTER LES PROFESSEURS « DE GAUCHE », C’EST ILLÉGAL
Collecter et enregistrer, même confidentiellement, des enseignants supposément « de gauche », est un traitement de données personnelles fondamentalement contraire au Règlement général pour la protection des données (RGPD), adopté par l’Europe en 2016, et à la loi du 30 juillet 2018 qui le met en œuvre en Belgique.
Une donnée personnelle est en effet toute information relative à une personne physique identifiée ou identifiable. À supposer même que la dénonciation ici concernée ne mentionne pas le nom du professeur, les informations recueillies devraient le plus souvent le rendre identifiable. Ce sont d’ailleurs les enseignants qui sont visés par la propagande du parti d’extrême droite, et non les écoles.
Or, la collecte, l’enregistrement, la conservation ou l’utilisation de telles données ne sont autorisées que dans le cadre strict de l’article 6 du RGPD, dont la principale condition est le consentement de la personne concernée. Or, il n’y a ici, à l’évidence, aucun consentement prévu de la part des enseignants concernés. Les jeunes membres du Vlaams Belang prônent donc et organisent un fichage manifestement illégal. Cette collecte d’informations devrait en réalité être considérée comme une infraction pénale, au sens de l’article 222 de la loi du 30 juillet 2018, qui condamne le traitement de données personnelles sans base juridique.
PRENDRE DES MESURES FONDÉES SUR LES OPINIONS D’UN ENSEIGNANT EST CONTRAIRE AUX LIBERTÉS FONDAMENTALES
Annoncer enfin que les enseignants « de gauche » se verront présenter une facture pour ce seul motif, c’est également une atteinte grave tant à la liberté d’enseignement qu’à la liberté d’expression, toutes deux consacrées par la Constitution (art. 19 et 24) et par la Convention européenne des droits de l’homme (art. 10 et art. 2 du Premier Protocole additionnel).
Toute mesure défavorable qui serait fondée sur l’expression d’une opinion par un enseignant serait en effet par nature une limite à ces deux libertés fondamentales. Si des limitations sont évidemment possibles, elles doivent non seulement être prévues par la loi, mais surtout être « nécessaires dans une société démocratique » (voy. l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Leyla Sahin, §100 et suivants). Certes, il est classiquement reconnu que, dans l’exercice de leurs fonctions, les agents publics ne jouissent pas de la même liberté d’expression que les autres. Mais, en Belgique, la liberté d’enseignement est un pilier de l’ordre constitutionnel et rien n’empêche un pouvoir organisateur de créer une école de tendance, par exemple « de gauche ». Cette liberté constitutionnelle implique également un enseignement au sein duquel le corps enseignant ne doit pas modifier le contenu de ses enseignements au gré des changements de majorité politique, mais aussi un programme qui doit rester constamment respectueux des convictions religieuses et philosophiques des élèves et de leurs parents, comme le souligne l’article 2 du Premier Protocole, et comme l’imposent les réglementations scolaires citées ci-dessus. Il ne faut pas s’y tromper : les intimidations exprimées par le président du Vlaams Belang constituent donc une atteinte injustifiable à ces deux libertés fondamentales.
Contacté par nos soins, le Vlaams Belang affirme ne pas vouloir lister les professeurs de gauche ni « abolir les compétences civiques, y compris les compétences relatives à la vie en commun« , mais « au contraire (…) introduire un cours de citoyenneté« . Il ajoute que « tout ça est seulement basé sur la fausse représentation de notre discours dans les médias (surtout les médias francophones)« . C’est un problème de langue. Dont acte.
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