Thomas Guénolé affirme un peu vite que “le TFUE interdit aux États de laisser des entreprises en situation de monopole”

Création : 7 mars 2018
Dernière modification : 17 juin 2022

Auteur : Jean-Paul Markus

Source : lefigaro.fr, 2 mars 2018

Le TFUE interdit bien aux États de « laisser des entreprises en situation de monopole », mais seulement lorsque ce monopole n’est plus indispensable au maintien d’un service public, c’est-à-dire lorsque le même service peut être rendu dans un cadre concurrentiel. Cela n’a pas bougé depuis 1957

Dans un entretien accordé au Figaro pour son essai « Antisocial, la guerre sociale est déclarée », le politologue Thomas Guénolé, n’y va pas par quatre chemins : les États ne peuvent plus, selon lui, laisser des entreprises en situation de monopole, et la Commission européenne s’évertue à « lancer des réformes pour casser ces monopoles ».

Bingo ! C’est précisément un des objectifs majeurs de l’Europe depuis 1957. Jean Monnet, Robert Schumann, le ministre belge Paul-Henri Spaak, mais aussi quelques dangereux ultra-libéraux de l’époque qu’étaient le Chancelier allemand Konrad Adenauer, les dirigeants de la République italienne, de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas, s’entendent sur le Traité de Rome instituant la CEE, en 1957 : l’article 37 de ce traité prévoit : « Les États membres aménagent progressivement les monopoles nationaux présentant un caractère commercial, de telle façon (…) que soit assurée (…) l’exclusion de toute discrimination entre les ressortissant des États membres ». Cette disposition n’a pas varié : elle constitue désormais l’article 37 du TFUE. Les fondateurs de l’Union européenne rejetaient les monopoles en tant qu’ils constituent la négation même de l’Europe, en empêchant la libre circulation des biens, services, capitaux, travailleurs.

Mais ils n’avaient pas rejeté tous les monopoles. Certains monopoles sont en effet indispensables au maintien de services publics essentiels. Les fondateurs de l’Union européenne n’avaient jamais perdu de vue les services publics. En 1957 toujours, ils inscrivaient à l’article 90 du Traité de Rome que « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général » (c’est-à-dire nos services publics se finançant par un prix, comme les transports ou l’eau) sont soumises aux règles européennes de concurrence (donc suppression du monopole). Mais cette soumission était prévue « dans les limites où (ou elle) ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie » (c’est-à-dire la mission d’intérêt général). Cet article a également survécu, sous le numéro 106 §2.

L’article 106§2 est d’une formule alambiquée mais son sens est resté le même depuis 1957 : le monopole est reconnu et légitimé par l’Union européenne s’il est indispensable au maintien d’un service public, ce qui est très courant : métro, bus, mais aussi adduction d’eau, réseaux d’assainissement, collecte des ordures ménagères, etc., sont autant d’activités fonctionnant en monopole. Ces monopoles s’expliquent par les lourds investissements qu’il faut bien amortir, ce que la mise en concurrence ne permettrait pas.

Inversement, les monopoles qui doivent disparaître selon les traités sont ceux qui ne sont pas indispensables au service public. Ainsi, les monopoles des PTT (devenus France télécom puis Orange) et d’EDF ont permis de construire des réseaux très denses et fiables de communication et de distribution électrique à une époque où cela représentait des investissements colossaux et un savoir-faire peu répandu. Aujourd’hui, bien des entreprises savent faire de la téléphonie et de la distribution d’électricité. Le monopole ne se justifie donc plus en droit, et d’ailleurs il a « sauté » sans que « l’usager », devenu « client », ait à s’en plaindre.

C’est à l’abri du monopole que la SNCF a pu fournir à la France un maillage ferroviaire qui nous est envié. Mais ce réseau existe désormais, et bien des entreprises savent fournir du transport ferroviaire. Le monopole de la SNCF perd donc de son utilité, sauf en ce qui concerne le maillage suburbain, où il reste incontournable. De même, les lignes locales peu rentables mais indispensables à l’aménagement du territoire resteront probablement sous monopole aussi. Mais les compagnies chargées d’exploiter ces lignes ne seront plus forcément la SNCF. Ce seront d’autres entreprises qui gèreront ces lignes sous monopole, si elles sont jugées plus compétitives par les Régions, comme le croit par exemple Xavier Bertrand Président de la région Hauts-de-France. Mais cela pourra aussi être la SNCF si elle propose une fréquence de train, des prix et une qualité équivalente ou meilleure. Le monopole subsiste pour préserver le service public, c’est-à-dire une ligne d’aménagement du territoire. Seule l’entreprise en charge de ce service public change. Ce service public sera désormais concédé pour des périodes de plusieurs années, comme le service public de l’eau, celui de la collecte des ordures, celui des autoroutes, de la gestion des stades, en somme comme la plupart des services publics à caractère commercial (c’est-à-dire se finançant par un prix).

L’idée est en somme que tout monopole trouve sa légitimité dans un service public qui serait en danger en cas de mise en concurrence, car il serait si déficitaire qu’il deviendrait insupportable pour la collectivité. La Cour de justice de l’Union européenne admet depuis 1993 (décision « Paul Corbeau ») le maintien de certains monopoles destinés à maintenir l’équilibre financier du service public. C’était le cas pour La Poste. Le Conseil d’État raisonne de la même façon, lorsqu’il juge par exemple que certaines activités d’intérêt général peuvent être exercées en monopole. Mais si l’activité de service public peut s’exercer de la même façon voire mieux sans monopole, alors ce dernier doit cesser.

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