Russie : interdiction de toute “promotion” en faveur de relations homosexuelles, ou le flou juridique au service de la censure

Création : 16 décembre 2022
Dernière modification : 3 janvier 2023

Autrice : Léa Chane-Kane, master de droit des médias électroniques, Aix-Marseille Université

Relecteur : Philippe Mouron, maître de conférences en droit privé, Aix-Marseille Université, Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC)

Secrétariat de rédaction : Yeni Daimallah et Emma Cacciamani

Une loi russe de 2022 est venue renforcer l’interdiction de la “promotion” des relations homosexuelles et des transgenres, au nom de la protection des “valeurs traditionnelles”. Le flou juridique entretenu autour de cette notion de “promotion” ouvre la porte à toutes sortes de censures, lesquelles s’ajoutent à celles déjà en vigueur autour de l’information.

Jeudi 24 novembre 2022, le président de la chambre basse de l’Assemblée fédérale russe (la Douma), Viatcheslav Volodine, déclarait : “Elle va protéger nos enfants et l’avenir de ce pays contre les ténèbres répandues par les États-Unis et les pays européens. Nous avons nos propres traditions et valeurs”. Le chef de la Douma faisait référence à la nouvelle loi russe entrée en vigueur le 8 décembre dernier, qui vient renforcer une loi de 2013 interdisant l’accès des mineurs à toute information relative aux relations homosexuelles. Le vote de cette loi s’est fait à l’unanimité et en première lecture. Considérée comme un crime jusqu’en 1993 et une maladie mentale jusqu’en 1999, l’homosexualité fut un temps tolérée, avant les lois de 2013 et 2022. 

En quoi la loi de 2022 élargit le champ de celle de 2013 ?

Officiellement appelée “Loi visant à protéger l’enfant des informations portant atteinte aux valeurs familiales traditionnelles”, une loi de 2013 était venue interdire la “promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs”, notamment par la voie des médias (presse, télévision, radio et Internet). Le Parlement russe considère donc une telle “promotion” comme nuisible à la santé et au développement des enfants. 

Alors que la loi de 2013 entendait protéger les seuls mineurs, les modifications apportées par celle de 2022 étendent cette “protection” à toute personne, quel que soit son âge. Le but est donc de rendre applicable à tous l’interdiction du déni des valeurs familiales. De plus, à l’interdiction de la “promotion” de relations ou d’orientations sexuelles non-traditionnelles (essentiellement homosexuelles et transgenres), s’est ajoutée celle de “promouvoir” la pédophilie et le changement de genre.

Pour assurer l’application effective de cette loi, des sanctions financières très dissuasives ont été votées, avec des amendes pouvant aller jusqu’à 10 millions de roubles (env. 160 000 euros), alors que le salaire moyen des Russes en 2022 est d’environ 41 800 roubles. 

Quelles messages sont concernés ? Flou juridique autour de la notion de  ”promotion” des relations homosexuelles

Sont concernées les présentations positives par le biais des médias, d’Internet, de la littérature, du cinéma et de la publicité. Par exemple, concernant le cinéma, la Douma a averti que “les films faisant la promotion de relations sexuelles non traditionnelles ne recevront pas de certificat de distribution”. La loi n’en dit pas plus. Cette “promotion” pourrait se caractériser par le fait de mettre en avant des contenus en lien avec la communauté LGBT+, dans l’optique de favoriser leur acceptation par la population. 

Inversement, les représentations négatives des relations homosexuelles n’entrent pas dans le champ de la loi. Par exemple, l’émission de téléréalité russe “Je ne suis pas gay”, dont le présentateur n’est autre qu’un des députés à l’origine de la loi de 2013, ne risque pas de condamnation. L’émission se compose de différentes épreuves, au cours desquelles les participants doivent prouver leur hétérosexualité, en résistant à “des hommes sexy”. Mais qu’en sera-t-il des représentations simplement neutres, explicatives ? Le flou de cette loi pénale – qui serait en soi une cause d’inconstitutionnalité dans les pays démocratiques – s’explique, dans le cas russe, par la volonté de ne pas limiter les possibilités de répression, et ainsi de ménager toute la souplesse nécessaire aux autorités de censure pour préserver les valeurs dites traditionnelles. 

De plus, en ne délimitant pas la notion de “promotion” et en évitant de préciser quels types de contenus elle englobe, la loi va à l’encontre du principe de légalité des délits, protégé par le droit européen (Convention européenne des droits de l’homme, CEDH) dont l’article 7 prévoit que tous les crimes et délits soient expressément prévus par la loi. Reste que la Russie est sortie du Conseil de l’Europe et n’a donc plus à respecter la CEDH.

La loi de 2013 modifiée en 2022 semble aussi contredire la Constitution russe, et notamment son article 19. Celui-ci prévoit en effet “l’égalité des droits et des libertés” de tous, “indépendamment du sexe, de la race, de la nationalité, de la langue, de l’origine, de la situation patrimoniale et professionnelle, du lieu de résidence, de l’attitude à l’égard de la religion, des convictions, de l’appartenance à des associations, ainsi que d’autres considérations”. Il faut croire cependant que ces “autres considérations” n’incluent pas l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. 

Une loi contre l’influence de l’Occident sur le pays ? 

L’opposition entre la Russie et l’Occident n’est pas nouvelle, et s’est intensifiée avec la guerre en Ukraine. Par la promulgation de la loi anti-LGBT+, la Russie semble vouloir davantage encore s’éloigner des pratiques et valeurs promues en Occident. Faut-il aussi y voir l’influence de la démographie déclinante en Russie depuis 1991 ?

Quoi qu’il en soit, la Russie renforce par la loi de 2022 le processus d’exclusion progressive des personnes LGBT+ initié avec la loi de 2013. Selon l’interprétation qui sera faite de cette loi, plus ou moins sévère, le risque est de légitimer à l’avenir les actes et propos stigmatisants voire les harcèlements et violences.  

Une loi s’ajoutant à d’autres formes de censure

Les lois de 2013 et 2022 s’inscrivent dans la continuité du contrôle du gouvernement russe sur les moyens d’information, déjà entrepris à travers plusieurs lois dites de lutte contre les fake news. Ainsi, une loi de 2016 oblige les opérateurs de moteurs de recherche sur Internet à contrôler la véracité des informations dites “essentielles pour le public”, sans qu’on sache ce que cela signifie (encore un flou juridique). Une loi de 2019, renforcée en 2022, interdit toute information délibérément fausse, de nature à porter atteinte à l’armée russe – élargie à toutes les “activités des organes de l’État russe en dehors du territoire russe”. 

À travers ces législations s’affirme la volonté de Vladimir Poutine de construire un ”socle conservateur fédérateur”. 


Dans le cadre d’un partenariat avec le Master 2 Droit des médias électroniques de l’Université d’Aix-Marseille, Les Surligneurs vous proposent une sélection d’articles entre novembre 2022 et janvier 2023. Plus d’articles peuvent être consultés sur le site internet de l’Institut de recherches et d’études en droit de l’information et de la culture (IREDIC)

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