Précarité alimentaire en France : et le respect du droit à l’alimentation ?

Création : 3 juillet 2023
Dernière modification : 20 juillet 2023

Autrice : Clotilde Jégousse

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Loïc Héreng

 

Le nombre de personnes sans accès à une alimentation suffisante ne cesse d’augmenter en France. Un constat qui interroge sur l’interprétation française d’un “droit à l’alimentation”, consacré par plusieurs textes internationaux auxquels le pays est partie.

Il y a des chiffres qui parlent plus que d’autres. Le 17 mai dernier, 16 % a fait le tour des médias. C’est la part des Français qui ne mangeraient pas à leur faim aujourd’hui en France, selon un rapport du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) publié ce jour-là. Elle a augmenté de quatre points par rapport à juillet 2022. 

Cette situation, qui s’explique en grande partie par la hausse des prix des produits alimentaires depuis deux ans (15 % sur un an en janvier 2023), est aussi révélatrice de la politique de la France en matière d’accès à l’alimentation et de lutte contre la précarité alimentaire qui, de l’avis de nombreux experts, ne remplit pas les objectifs fixés par le droit international. 

Pas d’obligation en droit français

Depuis la loi Egalim de 2018, issue des États généraux de l’alimentation annoncés par Emmanuel Macron un an auparavant, il existe une définition de la lutte contre la précarité alimentaire. Celle-ci, codifiée à l’article L. 266-1 du Code de l’action sociale et des familles, vise à “favoriser l’accès à une alimentation sûre, diversifiée, de bonne qualité et en quantité suffisante aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale”

Si l’objectif est ambitieux, il est rédigé dans des termes très larges et, contrairement à d’autres textes – comme la loi de 2005 qui a créé un droit à une scolarité normale pour les enfants en situation de handicap – il ne crée aucune obligation de résultat à la charge de l’État français. Il est réalisé, dans les termes mêmes de loi, essentiellement grâce à la “fourniture de denrées alimentaires”, autrement dit l’aide alimentaire : un système axé sur les dons. 

La politique de distribution des invendus

L’aide alimentaire repose avant tout sur les associations. Elle apparaît dans les années 1980, à la suite des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, qui ont mis un coup d’arrêt à la forte croissance économique et à l’augmentation continue du niveau de vie post-Seconde Guerre mondiale en Europe – les Trentes Glorieuses. En France, où l’inflation atteint deux chiffres entre 1979 et 1982, les associations de distribution de denrées alimentaires se mobilisent pour pallier les insuffisances d’un État providence en crise et répondre à l’urgence. La première banque alimentaire est créée en 1984, suivie des Restos du cœur en 1985. 

Au fil des années, les lois se sont succédé autour du dispositif. En 1988, la loi dite “Coluche” a octroyé une réduction d’impôt aux donateurs. En 2010, la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche (LMAP) a défini pour la première fois l’aide alimentaire. Six ans plus tard, la loi Garrot a fait le lien avec la lutte contre le gaspillage alimentaire, en interdisant aux commerces alimentaires de rendre impropres à la consommation des invendus encore consommables (en les javellisant), et en obligeant ceux de plus de 400m2 à établir une convention avec une association d’aide alimentaire pour écouler leurs invendus. Une obligation que la loi Égalim a étendue, en 2018, à certaines entreprises agroalimentaires et de restauration collective.

Le système de distribution des invendus est aujourd’hui devenu la réponse structurelle à la précarité alimentaire. 2,4 millions de personnes sont accompagnées par les banques alimentaires pour se nourrir : trois fois plus qu’il y a dix ans, selon une étude du réseau des banques alimentaires

Une réponse insuffisante car aléatoire

Beaucoup estiment que la France devrait faire plus. Dans un avis rendu en octobre dernier, le Conseil National de l’Alimentation (CNA) – une instance indépendante placée auprès de différents ministères, dont les avis sont consultatifs – a mis en évidence la dimension “principalement palliative” de l’aide alimentaire, qui ne permettrait pas un accès pérenne à l’alimentation.  

“C’est un dispositif qui est normalisé alors qu’il était censé répondre à des situations d’urgence”, déplore Mathilde Gorza, chargée de mission au sein du secrétariat interministériel du CNA. “Au niveau du choix des denrées, le panel de produits n’est pas toujours satisfaisant et ne répond pas toujours aux attentes, du point de vue de la quantité, de la qualité, du respect des cultures et des préférences alimentaires”, explique-t-elle. 

Un constat que partage Benjamin Clemenceau, maître de conférences en alimentation et droit de l’alimentation à AgroParisTech. “Lorsque l’on demande aux grandes surfaces de redistribuer aux associations leurs invendus, l’on n’assure pas grand-chose, au final. Car encore faut-il qu’il y ait des invendus : ce qui suppose que l’accès à l’alimentation des populations n’est pas permanent”, analyse-t-il. Cet argument a pris tout son sens cette année : les dons des supermarchés ont eu tendance à baisser, au profit de promotions “anti-gaspi” sur les produits proches de leur date d’expiration, comme l’a évoqué le Sénateur centriste Yves Détraigne dans une question au Ministre de l’Agriculture et de la souveraineté alimentaire. 

“En définitive, l’on assure un accès aléatoire, à une nourriture saine en quantité aléatoire et qui de surcroît est aléatoire au plan culturel notamment – puisqu’elle rend difficile le suivi de régimes particuliers, résume Benjamin Clemenceau. 

Le droit international plus ambitieux

Le droit international a consacré un “droit à l’alimentation” qui dépasse la simple distribution de denrées alimentaires aux personnes en situation de précarité. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948 prévoit, à l’article 25 que “toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation”. Une obligation morale – la DUDH ne crée pas de contraintes précises pour l’État – à laquelle le Pacte International relatif aux Droits Économiques, Sociaux et Culturels (PIDESC) de 1966 est venu donner une valeur juridique. 

Le PIDESC, que la France a ratifié en 2015, indique que “les Etats parties reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris à une nourriture suffisante […] et adopteront, individuellement et au moyen de la coopération internationale, les mesures nécessaires”. Ce droit est réalisé lorsque chacun a physiquement et économiquement accès à tout moment à une nourriture suffisante ou aux moyens de se la procurer, comme l’a précisé, en 1999,  le comité chargé de contrôler l’effectivité du pacte. Et d’ajouter qu’il ne devait “pas être interprété dans le sens étroit ou restrictif du droit à une ration minimum de calories, de protéines ou d’autres nutriments spécifiques”.

C’est pourtant précisément cette interprétation que semble avoir fait la France, en centrant sa politique de lutte contre la précarité alimentaire sur la distribution de denrées. 

“Pas sortie tout droit du chapeau d’un magicien”

Ce décalage entre les engagements internationaux de la France et la politique qu’elle mène en matière d’accès à l’alimentation s’explique notamment par le coût élevé de mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels, selon Benjamin Clemenceau. Les États, souvent tentés de souscrire à ces “droits-créances” (des droits créant des obligations pour l’État en faveur des citoyens) “par souci d’affichage politique lors de sommets internationaux”, peinent – ou rechignent – parfois à légiférer en interne pour les mettre en pratique. 

Selon lui, l’article 55 de la Constitution française est d’ailleurs symptomatique de la liberté que souhaite conserver la France, en dépit de ses engagements internationaux. “L’on apprend, à la lecture de l’article, que : ‘Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie’. La condition de réciprocité n’est donc pas sortie tout droit du chapeau d’un magicien. Si elle existe, c’est bien parce que certains Etats n’assument pas les objectifs auxquels ils ont pourtant conventionnellement souscrit”, détaille-t-il.  

Cela n’empêche pas les organisations de défense des droits de l’Homme d’appeler régulièrement l’État français à aller plus loin. En 2016, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a demandé à la France d’« indiquer les mesures prises pour garantir de manière effective la reconnaissance du droit à l’alimentation dans la législation et sa jouissance dans la pratique », indique Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et membre du collectif Démocratie Alimentaire. Une demande à laquelle la France a répondu en détaillant la façon dont est financée l’aide alimentaire, selon Dominique Paturel.  

 D’autres droits sont d’ailleurs concernés, comme ceux des personnes en situation de handicap. Le 17 avril dernier, le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe (CEDS) a conclu à la violation de la Charte sociale européenne par la France, laquelle ne garantit pas une accessibilité suffisante et dans un délai raisonnable aux personnes à mobilité réduite. “Ce qui montre bien que la France peut méconnaître des engagements internationaux auxquels elle a pourtant librement souscrit !”, conclut Benjamin Clemenceau. 

“Il faut parler d’exception alimentaire”

Une lutte efficace contre la précarité alimentaire nécessiterait d’abord l’adoption d’une “loi-cadre”, selon Benjamin Clemenceau : un texte général qui définirait les grandes orientations pour les lois à venir. Jusqu’ici, les textes adoptés n’ont chacun concerné qu’un secteur en particulier, ce qui n’a pas permis de prendre en compte “toutes les composantes matérielles du droit à l’alimentation”, analyse-t-il. Pour cela, “les responsables politiques devraient se réapproprier le débat autour de la pauvreté et faire l’effort de rappeler à quel point tout est lié : chômage, précarité, inflation, pouvoir d’achat et accès à l’alimentation”, estime le maître de conférences. 

Mais, plus largement, il appelle à ouvrir le débat autour de la mise en place d’une “démocratie alimentaire” : une forme de démocratie participative appliquée au cas spécifique de l’alimentation et organisée à l’échelle locale. Celle-ci permettrait de s’extirper du cadre de l’offre et de la demande concernant les ressources naturelles, pour les ajuster “aux besoins socio-économiques en général, et aux besoins alimentaires des populations, dans l’optique de la raréfaction des ressources naturelles et de l’expansion démographique mondiale”, selon lui. 

Et de conclure : “C’est la raison pour laquelle il faut parler d’exception alimentaire. Précisément car l’alimentation n’est pas une marchandise ordinaire”. 

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