Le syndicat FO-ESR adresse à tous les personnels universitaires un appel à dénoncer et à manifester pour un cessez-le-feu à Gaza
Auteurs : Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS, Laboratoire Droit et Changement social, Nantes Université
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur au centre de recherche VIP, Université Paris-Saclay
Liens d’intérêts : aucun
Fonctions politiques ou similaires : aucune
Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Source : Communiqué adressé par messagerie à tous les universitaires, 6 décembre 2023
En utilisant les listes de diffusion universitaires pour diffuser auprès des agents un message de nature politique et non syndicale, le syndicat FO-ESR sort de sa mission légale et statutaire, et enfreint le principe de neutralité du service public. Il appartenait à l’autorité d’empêcher ou de supprimer ce message.
Des atteintes à la neutralité du service public se propagent dans les universités à la vitesse d’une messagerie électronique professionnelle : plusieurs syndicats universitaires ou de la recherche, d’enseignants-chercheurs ou d’étudiants (relevant des fédérations SUD, Solidaires, CGT, FO, etc.), envoient des messages électroniques à tous les personnels et étudiants, les encourageant à se rassembler et à manifester pour l’arrêt des hostilités à Gaza, plus précisément un cessez-le-feu, la protection des civils palestiniens, le respect du droit international.
Entendons-nous bien : on ne peut que cautionner l’idée qu’il faut faire cesser les violences en cours au Proche-Orient d’une manière ou d’une autre. Mais le choix de cette manière, ou de l’autre, relève du monde politique et non d’un syndicat, surtout lorsque ce dernier utilise les moyens du service public pour faire valoir ses positions politiques.
Un syndicat, ça défend exclusivement des intérêts professionnels
Le message adressé aux enseignants-chercheurs mentionne les écoles et établissements universitaires détruits à Gaza, et la mort d’un universitaire sur place. C’est évidemment dramatique, mais on voit mal le lien avec l’objet d’un syndicat, qui consiste exclusivement en “l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts” (article L. 2131-1 du Code du travail). À ce titre, la Cour de cassation juge qu’un syndicat professionnel “ne peut poursuivre des objectifs essentiellement politiques” (décision du 10 avril 1998). Et même si son objet statutaire n’est pas politique, ses actions ne peuvent l’être non plus.
Ce débat sur la séparation entre syndicalisme et politique n’est d’ailleurs pas nouveau en France : il est au cœur de la Charte d’Amiens, texte fondateur du syndicalisme français, adopté en 1906 au 9ème congrès de la CGT, dont les principes sont reconnus par quasiment toutes les confédérations, et resurgissent régulièrement, comme à l’occasion du mouvement social sur la réforme des retraites.
Les syndicats sont évidemment en droit de défendre les travailleurs d’autres pays. Des organisations syndicales existent au niveau international, comme la Confédération syndicale internationale à laquelle adhèrent d’ailleurs FO, la CGT, la CFDT et la CFTC. Mais où est, dans ce message de FO-ESR, la défense des universitaires gazaouis en tant qu’universitaires ? Condamner et protester contre la mort d’un collègue gazaoui au cours d’un bombardement entre-t-il dans le cadre de la défense du statut des universitaires palestiniens ? Ce collègue palestinien était-il menacé ou a-t-il été tué en raison de son statut d’universitaire ou de ses sujets de recherches ?
Ainsi, FO-ESR est inversement tout à fait légitime à dénoncer et à appeler à manifester contre les menaces proférées en France à l’encontre de certains universitaires français en raison de l’objet de leur recherche, menaces si graves que ces collègues sont désormais sous protection policière.
Les syndicats peuvent utiliser les messageries universitaires, mais pour des informations syndicales
La voie utilisée par FO-ESR pour diffuser son appel est celle des messageries universitaires, et notamment des listes de diffusion. L’usage de ces listes pour adresser des messages politiques fait régulièrement l’objet de polémiques, et dernièrement à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022, d’autant qu’il s’agissait de président(es) d’université.
En l’occurrence, il s’agit d’organisations syndicales, dont l’accès aux listes de diffusions est déterminé par une série de textes propres à l’enseignement supérieur : un décret du 28 mai 1982, un arrêté du 4 novembre 2014 et une décision ministérielle du 26 avril 2016). D’une part, les informations diffusées par les organisations syndicales ne peuvent l’être que sur ces listes, qui doivent prévoir des dispositifs automatiques de désabonnement, à tout moment, par tous les agents. Dans la fonction publique territoriale par exemple, l’utilisation de l’intranet ou de la messagerie électronique du service au lieu des listes de diffusion peut donner lieu à sanction de son auteur, même s’il est délégué syndical (Cour administrative d’appel de Bordeaux, 17 octobre 2017).
D’autre part, ces listes ne peuvent pas être utilisées à d’autres fins que la diffusion d’informations de nature syndicale (s’agissant de leur contenu) et d’origine syndicale (s’agissant de leur émetteur). Qu’est-ce donc alors qu’une information syndicale ? Les textes sont silencieux et renvoient à des chartes que chaque établissement doit mettre en place avec les syndicats. Ces chartes, lorsqu’elles existent, ne sont pas plus explicites : certaines mentionnent des “informations relatives aux activités du syndicat”, à caractère général ou individualisé.
Cette question a pris une tournure particulière à l’Université de Savoie Mont Blanc, fin novembre 2023 : à la suite de la diffusion d’un tract sur la situation à Gaza, le président de cette Université a interdit à un syndicat l’envoi de messages aux personnels. Ce syndicat saisit alors la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette dernière, réagissant à un article de Médiapart, affirma que son ministère restait “attaché à la liberté d’expression et notamment aux libertés académiques : on ne juge pas des opinions. Il y a simplement des propos qui sont contraires à la loi”. Depuis, le président de l’Université de Savoie a été amené à rétablir la possibilité pour les syndicats d’envoyer des messages sur ces listes.
Les listes de diffusion syndicale ont donc pour objet la diffusion d’informations syndicales, renvoyant à l’objet de ces organisations qui est de défendre des intérêts professionnels. Au-delà, le syndicat sort de son rôle et aussi de la légalité…
L’utilisation de la messagerie universitaire à des fins politiques : une violation du principe de neutralité du service public
Enfin, l’utilisation des moyens du service public pour diffuser des messages à caractère politique revient à enfreindre le principe de neutralité du service public, qui est un principe constitutionnel rattaché à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme (Conseil constitutionnel, 21 février 2013). C’est encore plus vrai lorsque le message s’adresse, comme en l’occurrence, aux “personnels et étudiants de l’enseignement supérieur et de la recherche”, autrement dit aux agents et aux usagers du service public de l’enseignement supérieur.
Or, on rappelle que le principe de neutralité ne s’impose pas seulement à l’institution, qui se doit d’être neutre, mais aussi à ses agents, qui n’ont pas à manifester leurs opinions à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions (Conseil d’État, 22 nov. 2004). Étant entendu que les messages syndicaux ne sont pas neutres, mais qu’ils peuvent être diffusés par un agent dans le cadre de sa mission syndicale, ce qui concilie neutralité et liberté syndicale. Ainsi, s’il est interdit à un professeur d’université de faire de la politique en amphithéâtre, on voit mal à quel titre il en ferait à travers la messagerie universitaire, même en tant que syndicaliste.
Ajoutons, enfin, qu’en cas d’atteinte au principe de neutralité, il appartient à la hiérarchie administrative (en l’occurrence la présidence de l’université) de la faire cesser. Le service de modération, lorsqu’il existe au sein de l’institution, se doit d’empêcher en amont la diffusion d’un tel message. Et si le message a été diffusé, il doit être retiré.
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