Le Parlement européen n’a t-il vraiment aucun droit d’initiative législative ? Retour sur une idée reçue qui alimente le discours d’une Europe non démocratique

Crédits photo : Endzeiter
Création : 13 septembre 2022

Auteur :  Lucas Fontier, master de droit européen, Université de Lille

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay 

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Loïc Héreng

De plus en plus de voix s’élèvent contre l’impossibilité pour le Parlement européen d’initier ses lois. Une impossibilité à relativiser.

Ce mercredi 14 septembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, va prononcer le traditionnel discours sur l’état de l’Union devant le Parlement européen à Strasbourg. Les députés, qui réclament depuis des années d’avoir un droit d’initiative des lois européennes, seront-ils encore soutenus par la cheffe de l’exécutif européen ?

Le pouvoir d’initiative législative n’est autre que décider en tout premier lieu de la direction d’un projet politique pour répondre à un besoin de société. En septembre 2021, les députés européens avaient appelé la Commission européenne à inclure la violence fondée sur le genre – qui incluait notamment la notion de féminicide – dans la liste des “eurocrimes” de l’article 83 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Commission européenne, chargée du pouvoir d’initiative de principe, a refusé la suggestion du Parlement dans une lettre en décembre 2021 et a proposé à la place une directive sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et les violences domestiques le 8 mars 2022. 

Cette proposition législative de la Commission réduit substantiellement l’ambition affichée par les députés.

Disposer du pouvoir d’initiative législative permet toujours d’imprimer le caractère essentiel d’une loi, si elle est définitivement adoptée. Car lorsqu’une initiative leur est présentée, les députés ne peuvent l’amender que dans certaines limites : il ne faut pas en modifier les éléments essentiels, une limite – qui n’est pas propre à l’Union européenne, mais qui existe aussi dans la Constitution française – censée éviter que les débats ne partent dans toutes les directions en donnant un avantage déterminant à l’institution qui est à l’initiative du texte. 

Toutefois, dans la plupart des constitutions démocratiques, comme en France, le pouvoir de l’initiative législative est exercé concurremment entre le Parlement et l’exécutif. Ainsi, les députés français peuvent, quoique dans des cas limités, proposer eux-mêmes une loi qu’ils voteront conjointement avec le Sénat, ou présenter un contre-projet s’ils s’estiment en désaccord complet avec l’initiative gouvernementale. Chargés de voter la législation européenne avec le Conseil – qui représente les États membres –, les députés au Parlement européen ne disposent pas en principe de ce pouvoir d’initiative et ne disposent que du pouvoir d’amendement et de rejet. En d’autres termes, pour l’adoption d’un texte de loi européen, les députés européens sont dépendants de l’orientation voulue en premier lieu par la Commission européenne. En cela, on dit qu’ils sont dépourvus du pouvoir d’initiative législative, là où la Commission en aurait le prétendu monopole. 

À l’heure où la Conférence sur l’avenir de l’Europe a montré une volonté de la part de nombreux citoyens de peser davantage sur les initiatives futures pour le continent, l’idée a donc été émise, notamment par le Président Emmanuel Macron, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et les députés européens eux-mêmes, de doter le Parlement de ce pouvoir d’initiative législative. Comme dans l’histoire de tous les régimes parlementaires – en 1814, lorsque les députés français voulaient une nouvelle loi, ils devaient supplier le roi de bien vouloir la proposer –, cette idée s’inscrit dans un processus qui a déjà vu d’importantes conquêtes remportées par cette institution européenne élue au suffrage universel direct depuis seulement 1979. 

LA COMMISSION EUROPÉENNE AURAIT UN MONOPOLE DE L’INITIATIVE LÉGISLATIVE ? PAS TOUT À FAIT

L’histoire de l’intégration européenne coïncide avec l’accroissement des pouvoirs du Parlement européen. Elle nous enseigne en effet que les prérogatives de l’institution représentative des citoyens ont été progressivement étendues à mesure que le projet de créer “une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens”, selon le Préambule du Traité sur l’Union européenne –  réalisait ses promesses. Et réciproquement, c’est souvent parce que le Parlement obtient de nouvelles prérogatives que de nouveaux horizons deviennent possibles pour l’Union européenne. L’octroi d’un droit d’initiative législative général, direct et de principe au Parlement européen participe donc très certainement de ce processus.

Contrairement à ce qu’on croit souvent, le Parlement européen n’est pas dépourvu de tout pouvoir d’initiative législative face à une Commission européenne qui disposerait d’un monopole de l’initiative législative.

Il est plus juste de parler d’un pouvoir d’initiative législative de principe de la Commission européenne, d’autant que dans les faits, le Parlement européen exerce une influence considérable sur la législation, ce qui en fait un acteur de premier plan dans l’élaboration des propositions de textes législatifs de l’Union européenne. 

DANS CERTAINS CAS, LE PARLEMENT PEUT DÉJÀ PROPOSER DIRECTEMENT UNE LÉGISLATION EUROPÉENNE

Le Traité sur l’Union européenne prévoit qu’ “un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission, sauf dans les cas où les traités en disposent autrement”. Et les traités prévoient effectivement, parfois, que l’initiative puisse revenir à d’autres que la Commission.

Par exemple, la législation électorale de l’Union est proposée par le Parlement. Ainsi, le Parlement a proposé en mai dernier la création de listes transnationales, c’est-à-dire la possibilité d’élire des députés provenant d’États membres différents partageant un programme commun. Les prochaines étapes sont donc l’adoption de ce projet électoral à l’unanimité des membres du Conseil, puis le consentement par le Parlement du texte adopté au Conseil et l’entrée en vigueur, qui ne pourra intervenir qu’après une sorte de “ratification” par chaque État membre. 

Le Parlement européen peut également directement initier la procédure de révision des traités et la procédure de l’article 7 du même traité visant à faire constater le risque clair d’une violation des valeurs de l’Union européenne par un État membre, ce qu’il a fait à l’encontre de la Hongrie en septembre 2018. Rien ne garantit pour autant que la procédure sera validée par les États, comme le montre le cas hongrois, bloqué depuis des années.

Le poids le plus notable du Parlement européen dans l’initiation de la législation européenne réside dans la procédure d’initiative indirecte. 

Le Parlement européen peut indirectement initier des lois européennes 

Dès l’adoption de son premier règlement intérieur en 1958, l’Assemblée parlementaire européenne, qui allait se renommer “Parlement européen” quelque temps après, s’est réservé le droit d’adopter des résolutions à l’adresse de l’exécutif. Une résolution est un texte voté par une assemblée pour faire connaître son opinion sur un sujet précis. Ce pouvoir d’adopter des résolutions n’a pas été prévu explicitement dans les traités. Il est né de la pratique des parlementaires, une pratique validée par la Cour de justice des Communautés européennes en 1983. En d’autres termes, le Parlement européen peut se saisir de tout sujet qu’il estime intéresser l’Union européenne, et faire connaître sa position. Il adopte ainsi beaucoup de résolutions en matière de relations internationales, justement parce que son rôle dans ce domaine est rendu négligeable par les traités. Le Parlement a ainsi adopté en juin, dans le contexte de la guerre en Ukraine, une résolution demandant à l’Union européenne de renforcer ses capacités de défense, alors même que les traités ne prévoient en apparence aucun rôle actif du Parlement en matière de sécurité et de défense.

Les résolutions deviennent ainsi le moyen par excellence pour le Parlement d’affirmer sa position face aux États et à la Commission européenne. En 1992, à la suite du Traité de Maastricht, le Traité instituant la Communauté européenne fut amendé pour reconnaître au Parlement le pouvoir de “demander à la Commission de soumettre toute proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte communautaire”. Un droit d’initiative législative indirecte fut ainsi formellement octroyé au Parlement européen. Ce droit a été renforcé par le Traité de Lisbonne et a acquis sa forme actuelle à l’article 225 du TFUE. Désormais, si la Commission décide de ne pas donner suite à la revendication du Parlement, elle doit en communiquer les raisons. Au contraire, si la elle décide de donner suite, elle dispose d’un délai d’un an pour présenter une proposition ou doit inscrire cette proposition dans son programme de travail pour l’année suivante. 

En somme, le Parlement tient là un quasi-pouvoir d’initiative, qui  se matérialise très concrètement par la rédaction d’une proposition d’acte législatif par les députés, qui peut se structurer comme un texte de loi. En 2019, Ursula von der Leyen s’est en effet engagée explicitement à répondre aux résolutions législatives du Parlement. 

Parallèlement à cette procédure consacrée dans les traités, la Commission s’est engagée volontairement en 2010 à étendre sa responsabilité devant toutes les autres formes de résolution. En vertu d’un accord entre le Parlement et la Commission, cette dernière doit informer par écrit, dans un délai de trois mois, les mesures prises – ou pas – à la suite des résolutions du Parlement. 

Le service de recherche du Parlement européen (l’EPRS pour European Parliament Research Service) publie régulièrement une étude permettant de mettre très précisément au jour l’état des réponses de la Commission à chacune des initiatives demandées par le Parlement par un rapport d’initiative ou une résolution d’initiative législative. Il est d’ailleurs très fréquent d’entendre les députés rappeler à l’ordre ou féliciter la Commission suivant la satisfaction qu’elle donne à leurs revendications. 

Pour se faire une idée du travail d’initiative indirecte du Parlement, au cours de la période 2019-2021, les députés ont adopté 178 rapports d’initiative dont 102 ont été suivis d’actions par la Commission européenne. Par ailleurs, seules 15 résolutions législatives ont été adoptées au cours de cette période. Si ces dernières résolutions ont toutes reçu une réponse détaillée par lettre de la Commission, aucune proposition n’a pour le moment été reprise intégralement par l’exécutif pour une transformation en véritable initiative susceptible de devenir une loi européenne.

Ainsi, le Parlement européen voit son poids politique s’accroître face à la Commission. Il est, comme dans tout système démocratique, un acteur clé de l’initiative de la législation. Mais le système d’initiative indirecte montre ses limites, en dépit des engagements de la Commission von der Leyen pris devant la représentation européenne en 2019. Une lacune démocratique qui pourrait être comblée à l’occasion de la prochaine révision des traités, si les États, qui sont “les maîtres des traités”, se résolvent à donner plus de pouvoirs aux citoyens dans la politique européenne. 

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