Celette, CC 4.0

Le Comité Palestine de Sciences Po réclame “la condamnation claire des agissements d’Israël par Sciences Po”

Création : 28 avril 2024

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay

Relectrice : Pascale Bertoni, maître de conférences HDR en droit public à l’Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun

Secrétariat de rédaction: Guillaume Baticle

Source : Le Monde, 27 avril 2024

Sciences Po, bien qu’ayant un statut largement dérogatoire par rapports aux universités classiques, fait partie du service public de l’enseignement supérieur et ne peut prendre position dans un conflit sans enfreindre le code de l’éducation et le principe de neutralité.

Les troubles qui se déroulent en ce moment à Sciences Po Paris font trembler l’université française, par peur d’une propagation. Que des étudiants entendent manifester leur opinion au sein d’une université ou d’une grande école, c’est logique et d’ailleurs le code de l’éducation prévoit expressément cette possibilité, en l’encadrant pour des raisons d’ordre public notamment. L’article L. 811-1 du code de l’éducation dispose ainsi : “Les usagers du service public de l’enseignement supérieur (…) disposent de la liberté d’information et d’expression à l’égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels” Cette liberté est entendue comme permettant les réunions politiques dans l’université (cf. notre quiz). Des locaux doivent être mis à disposition dans la mesure des moyens disponibles, qu’il s’agisse d’une salle ou d’un amphithéâtre. Cette liberté s’exerce toutefois moyennant autorisation, afin que soit préservée la bonne marche du service public. Le code de l’éducation n’en énonçant pas les modalités, c’est à chaque université de régir cette question dans son règlement intérieur.

L’occupation des locaux n’est évidemment pas un mode légal d’expression, mais là n’est pas la question. Le Comité Palestine de Sciences Po, dont les membres occupent une partie des locaux de l’école, réclame notamment « la condamnation claire des agissements d’Israël par Sciences Po ». Tout dirigeant d’un établissement d’enseignement supérieur qui accéderait à cette demande se mettrait dans l’illégalité.

Sciences Po est un « grand établissement » chargé d’une mission de service public 

Sciences Po, ou de son nom officiel Institut d’études politiques de Paris, est régi en grande partie par le code de l’éducation : l’article D. 717-1 du code en fait un “grand établissement” au sens de l’article L. 717-1. Le grand établissement n’a pas de définition, ou du moins il ne se définit que par les dérogations qui lui sont accordées par rapport au statut universitaire classique. Ainsi, le directeur de Sciences Po n’est pas élu de la même manière qu’un président d’université, et les grands établissements ont de façon générale une plus grande marge de manœuvre en termes de statut du personnel, de fonctionnement, de diplomation, etc., avec une tutelle de l’État moins pesante que sur les universités classiques.

Mais les grands établissements n’en restent pas moins en charge du service public de l’enseignement supérieur, comme les universités classiques : selon l’article L. 123-1 du code de l’éducation, “Le service public de l’enseignement supérieur comprend l’ensemble des formations postsecondaires relevant des différents départements ministériels”, dispensées par des établissement placés sous la “tutelle” du ministre de l’enseignement supérieur. Le même article précise : ” les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel définis au titre Ier du livre VII de la troisième partie sont au centre du système d’enseignement supérieur”. Et parmi ces établissements, le grand établissement Sciences Po.

Un service public ne peut se mettre au service d’une idéologie quelconque

Pour ces raisons, si les grands établissements ont des statuts souvent très différents quant à leur organisation, ils ne peuvent déroger aux principes fondamentaux du service public. Ainsi, l’article L. 141-6 pose le principe selon lequel “Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique”. Ce texte consacre donc bien une liberté académique, mais aussi un devoir d’objectivité et de neutralité s’agissant d’un service public.

Si la direction de Sciences Po condamnait officiellement les “agissements d’Israël“, il y aurait une violation non seulement du code de l’éducation, mais également du principe de neutralité des services publics, qui est de nature constitutionnelle. Sans compter l’intrusion dans la politique étrangère de la France, qui relève de l’État seul et ni des universités, ni encore des collectivités territoriales.

Selon le Conseil d’État (décision du 7 mars 2011), un président d’université – et cela vaut pour la direction d’un grand établissement – doit “veiller à la fois à l’exercice des libertés d’expression et de réunion des usagers du service public de l’enseignement supérieur et au maintien de l’ordre dans les locaux comme à l’indépendance intellectuelle et scientifique de l’établissement, dans une perspective d’expression du pluralisme des opinions”. Ce texte autorise les débats, mais il interdit aux instances dirigeantes toute prise position pour l’un ou l’autre des belligérants dans un conflit.

Comparaison n’est pas raison

La comparaison avec des universités américaines qui prendraient des positions dans un sens ou dans l’autre n’est pas valable, car il s’agit d’institutions privées.
De même, la comparaison avec le conflit entre la Russie et l’Ukraine, et l’arrêt des coopérations entre les universités françaises et russes, n’est pas pertinente. Les établissements français réagissaient alors à une demande expresse du gouvernement, qui avait exigé une suspension des échanges universitaires entre la France et la Russie à compter de septembre 2022. Aucune demande n’existe actuellement dans ce sens dans le cadre du conflit entre Israël et le Hamas.

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