La Constitution française est-elle au sommet de l’ordre juridique interne ? Ou est-ce le droit international et européen ?
Dernière modification : 29 novembre 2023
Auteur : Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public, Université de Poitiers
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Fonctions politiques ou similaires : aucune
Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
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Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani
Dès leur première année, les étudiants en droit apprennent souvent que la Constitution est au sommet de notre hiérarchie des normes en France. En réalité c’est plus complexe, dans la mesure où il existe un certain hiatus entre les textes et leur interprétation par les juges et le Conseil constitutionnel. Explication.
La cause semble entendue. Dans l’ordre juridique interne, la Constitution de 1958 se trouverait au sommet de la hiérarchie des normes. Vie publique, site officiel du Gouvernement français, le confirme d’ailleurs sans équivoque : “La Constitution française affirme sa primauté dans l’ordre juridique interne”. Le juge national ne pourrait donc, suivant cette logique, faire primer le droit international et européen sur la Constitution.
Comment pourrait-il, a priori, en aller autrement ? La Constitution est l’œuvre du pouvoir constituant. Elle a été approuvée par le peuple. Celui-ci étant considéré comme souverain, c’est-à-dire entièrement libre, il paraît difficilement concevable que le texte dont il est l’auteur ne s’impose pas à l’ensemble des textes applicables dans l’ordre juridique français.
La Constitution prévoit expressément qu’elle a une autorité supérieure aux lois…
Ainsi, en créant un contrôle de constitutionnalité des lois avant et après leur promulgation, les articles 61 et 61-1 de la Constitution protègent la suprématie de la Constitution sur les textes adoptés par le Parlement. En application de ces dispositions, le Conseil constitutionnel censure régulièrement des lois déclarées contraires à la Constitution.
…mais elle reconnaît la prévalence du droit international sur le droit constitutionnel.
Afin de prévenir un conflit entre une règle de valeur constitutionnelle et un engagement international, l’article 54 de la Constitution prévoit ce qu’on appelle un “contrôle de constitutionnalité préalable” : saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, le Conseil constitutionnel est chargé de détecter les éventuelles incompatibilités entre un engagement international et la Constitution. En cas d’incompatibilité, l’entrée en vigueur de l’engagement international ne pourra intervenir qu’à condition de réviser la Constitution au préalable. Cela ne signifie pas nécessairement que la Constitution est supérieure au droit international dans l’ordre juridique interne. C’est un simple mécanisme de prévention des conflits de normes. En tout état de cause, l’article 54 de la Constitution n’évoque pas le sort qu’il convient de réserver aux engagements internationaux rendus applicables sans avoir fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité préalable, c’est-à-dire dans les cas où le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi.
Il est alors tentant de se tourner vers l’article 55 de la Constitution selon lequel “Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie”. Problème : si cette disposition attribue expressément aux engagements internationaux, sous certaines conditions, une autorité supérieure aux lois, elle ne se prononce pas expressément sur l’articulation de ces engagements avec la Constitution.
La règle pacta sunt servanda
Afin de savoir comment la Constitution organise ses rapports avec le droit international dans l’ordre juridique interne, il faut en réalité se référer à une autre disposition, souvent oubliée, peut-être parce que la réponse qu’elle apporte n’est pas celle que l’on attend. Aux termes de l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946, qui a pleinement valeur constitutionnelle aujourd’hui, “[l]a République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international”. En d’autres termes, c’est la Constitution elle-même qui prévoit sa subordination au droit international.
C’est un choix souverain, qui s’impose aussi longtemps que la Constitution n’est pas révisée en vue de renoncer à cette primauté du droit international dans l’ordre juridique interne. Loin d’être incohérent, l’alinéa 14 du Préambule de 1946 donne toute sa portée au principe pacta sunt servanda, selon lequel “tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi” (article 26 de la Convention de Vienne portant codification du droit des traités).
Par conséquent, l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution 1946 contredit l’idée selon laquelle, dans l’ordre juridique interne, la Constitution française affirmerait sa suprématie par rapport au droit international.
Une règle appliquée face aux règlements et directives européennes
Fondée sur le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le traité sur l’Union européenne (TUE) qui ont été ratifiés par la France, l’Union européenne est composée d’États membres et d’institutions qui produisent des règles qu’on appelle le “droit dérivé”, car dérivé du “droit originaire” formé par les traités. En font notamment partie les règlements et les directives européens. Contrairement aux traités internationaux, ce droit dérivé a pour spécificité de s’appliquer dans l’ordre juridique national sans avoir besoin d’être préalablement approuvé ou ratifié.
Or, aux termes de l’article 88-1 de la Constitution, “[l]a République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences“. Sur ce fondement, les juridictions nationales et le Conseil constitutionnel considèrent que le respect des règles de droit dérivé de l’Union européenne est une obligation constitutionnelle. Ce respect du droit dérivé implique parfois l’adoption de mesures nationales dites de transposition.
Si la jurisprudence est complexe, le principe qui guide l’action du Conseil constitutionnel et des juridictions nationales est simple : la primauté du droit dérivé doit être assurée, sauf si celui-ci va à l’encontre “d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France”. Cette position, retenue notamment dans la décision du Conseil constitutionnel Air France de 2021, paraît de prime abord aller à l’encontre de la lettre du texte constitutionnel : l’article 88-1 de la Constitution, interprété à la lumière de l’alinéa 14 du Préambule de 1946, n’impose-t-il pas de considérer que ces règles de droit dérivé ont une autorité supérieure au droit national, y compris aux règles inhérentes à l’identité constitutionnelle de la France ?
En réalité, il n’en est rien. Aux termes de l’article 4 alinéa 2 du TUE, l’Union respecte l’“identité nationale […] inhérente [aux] structures fondamentales politiques et constitutionnelles” des États-membres. Par conséquent, en considérant que les mesures de transposition du droit dérivé “ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France”, le Conseil constitutionnel ne méconnaît pas l’article 88-1 et l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946. Au contraire, même s’il se garde de mentionner expressément l’alinéa 14, le Conseil constitutionnel reconnaît le principe de la primauté du droit dérivé de l’Union européenne sur le droit constitutionnel. Simplement, sur le fondement de l’article 4 alinéa 2 du traité sur l’Union européenne (TUE), il se réserve la faculté de faire ponctuellement obstacle à ce principe de primauté quand le droit dérivé met en cause une règle ou un principe “inhérent à l’identité constitutionnelle de la France”.
En définitive la primauté conditionnée du droit dérivé de l’Union européenne, défendue par le Conseil constitutionnel et les juridictions nationales, sans être formellement fondée sur l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946, se borne à l’appliquer.
Une règle pacta sunt servanda oubliée face aux traités internationaux ?
La situation est plus problématique en présence des traités internationaux puisque le Conseil constitutionnel et les juridictions nationales consacrent aujourd’hui la suprématie de la Constitution sur le droit international, en contradiction avec l’alinéa 14 de la Constitution de 1946.
Durant une courte période, certaines autorités chargées de veiller au respect de la Constitution ont semblé aller dans le sens de l’alinéa 14. Dans une décision dite Maastricht I de 1992, le Conseil constitutionnel avait refusé de contrôler la constitutionnalité d’engagements internationaux déjà en vigueur en se fondant sur cet alinéa 14 et sur le principe pacta sunt servanda. Dans une décision dite Droit d’asile de 1998, le Conseil constitutionnel avait admis qu’une loi puisse “déroger” à la Constitution lorsque cette dérogation est imposée par le droit international. Là encore, sa décision était notamment fondée sur l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946.
Toutefois, ces décisions du Conseil constitutionnel sont restées sans lendemain. Quant aux juridictions nationales, déjà réticentes à assurer la supériorité des engagements internationaux sur les lois nationales, elles ont toujours refusé d’appliquer pleinement l’alinéa 14 du Préambule de 1946. Dans sa décision Sarran de 1998, le Conseil d’État considère que ”la suprématie […] conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas […] aux dispositions de nature constitutionnelle”. À l’identique, dans une décision Fraisse de 2000, la Cour de cassation estime “que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’appliqu[e] pas […] aux dispositions de valeur constitutionnelle”. Dans ces deux affaires, il est significatif de constater que les juges se sont abstenus de mentionner l’alinéa 14 du Préambule de 1946. Sans doute car il aurait été malvenu de se référer à une disposition constitutionnelle qui n’est pas respectée… Dans sa décision de 2007 sur le traité de Lisbonne, le Conseil constitutionnel s’est aligné sur la position du Conseil d’État et de la Cour de cassation en estimant que la Constitution est placée “au sommet de l’ordre juridique interne”.
Ainsi, en contradiction avec l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation proclament à l’unisson que la Constitution française a une autorité supérieure aux engagements internationaux dans l’ordre juridique interne.
Au sein d’un État de droit, n’est-il pas paradoxal que les principaux organes chargés d’appliquer la Constitution ne la respectent pas dans son intégralité ?
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