“Ils sont parvenus à créer un monde parallèle” : dans les coulisses de l’opération de désinformation russe “Overload”

Crédits image : BERTRAND GUAY / AFP
Création : 4 juin 2024

Autrice : Clotilde Jégousse, journaliste

Relecteur : Vincent Couronne, chercheur associé en droit public au centre de recherches Versailles Institutions Publiques, enseignant en droit européen à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye

Secrétariat de rédaction : Antoine Mauvy, étudiant en droit à Paris II Panthéon-Assas

 

Dans une enquête publiée mardi 4 juin, l’entreprise Check-First révèle l’existence d’une opération d’ampleur visant à noyer les fact-checkeurs européens sous de faux signalements. Une manière détournée d’inscrire le narratif pro-russe à l’agenda des grands médias.

Emmanuel Macron remerciant le ciel de pouvoir attribuer à la Russie “tous les problèmes de la France”, Volodymyr Zelensky sous les traits d’un enfant capricieux mendiant de l’argent, un poisson à trois yeux tagué sur les quais parisiens, ironisant “la Seine est toute propre” à l’approche des épreuves olympiques… Ces dernières semaines, les fact-checkeurs français et européens ont reçu une multitude de courriels leur demandant de vérifier des images et vidéos qui circuleraient sur des comptes X (ex Twitter) et Télégram. À première vue, la démarche semble louable. Sauf que les contenus ont été créés de toute pièce, précisément dans le but d’être démentis par les journalistes. C’est ce que révèle l’enquête de l’entreprise de lutte contre la désinformation Check-First publiée mardi 4 juin.

Dans un document de 88 pages rédigé en collaboration avec une vingtaine de rédactions ciblées par la campagne, Check-First brosse le portrait d’une opération de décrédibilisation des gouvernements français et européens, en particulier de leur soutien à l’Ukraine, menée par des comptes pro-russes. “Notre analyse a révélé un nombre sans cesse croissant de contenus astucieusement élaborés, qui a ciblé plus de 800 organisations et vérificateurs de faits réputés en 2024″, indique le rapport. C’est l’opération dite “Overload” – “surcharge” en français.  

Désinformer sur la désinformation

Contrairement aux offensives numériques menées régulièrement depuis le début de la guerre en Ukraine, comme “Doppelgänger”, qui consistait à créer des doubles numériques des sites internet de grands médias comme Le Monde, le Parisien ou Le Figaro dans le but de les faire passer pour hostiles à l’Ukraine, l’idée n’est pas ici de produire des narratifs pour qu’ils soient crus. Au contraire, il s’agirait plutôt de convaincre les fact-checkeurs que de fausses informations circulent massivement sur la toile. Tellement massivement qu’elles nécessitent d’être contredites urgemment par des professionnels de l’information. 

“Ils sont parvenus à créer un monde parallèle, dans lequel tous les contenus ont l’air d’exister de manière assez étendue. Ils contrôlent des faux sites comme ceux du réseau Portal Kombat – constitué d’au moins 193 sites diffusant des contenus pro-russes, selon le service de protection contre les ingérences numériques étrangères VIGINUM, NDLR et créent des contenus liés par le même narratif, qu’ils envoient ensuite aux journalistes”, explique Guillaume Kuster, cofondateur de Check-First qui a mené l’étude. 

Des vidéos manipulées, des stories Instagram truquées, des captures d’écrans de sites de médias photoshopées, mais surtout de fausses photographies de graffitis prétendument réalisés par la population française et européenne sont placées pour être envoyées, afin de donner l’impression d’une contestation locale contre le soutien à l’Ukraine. Et si les montages ont pu paraître grossiers au début de l’offensive russe, ils sont de plus en plus perfectionnés. “Plusieurs photos du même mur sont prises sous différents angles, afin de pouvoir recréer le même graffiti et renforcer sa crédibilité”, précise Guillaume Kuster. 

“Une connaissance de l’humour vache français”

La maîtrise de l’actualité et la réactivité à celle-ci traduisent aussi une organisation très bien structurée. L’image du poisson à trois yeux soi-disant taguée sur les quais de Seine “a été envoyée par courrier électronique aux médias le 9 mai, quelques jours seulement après que les grands médias français ont publié des articles sur les problèmes de qualité de l’eau de la Seine”, indique le rapport. Le 24 avril, l’ONG Surfrider Foundation publiait le résultat de prélèvements particulièrement alarmants aux niveaux des ponts parisiens de l’Alma et Alexandre III.

De la même manière, l’utilisation de l’humour ne doit rien au hasard. Une grande partie des contenus reflète une “connaissance de l’humour vache français, une manière de se moquer qui n’est pas russe”, selon Guillaume Kuster. Pour l’ancien journaliste, “les référentiels culturels qu’utilisent les graffitis sont là pour donner envie aux fact-checkeurs”. Ce genre de contenus est en effet apprécié du grand public. Un sondage publié en 2018 montre que près de la moitié des Français prend connaissance de l’actualité exclusivement par les humoristes, et que 82 % estiment que l’humour permet d’aborder certains sujets d’actualité. 

Effet boule de neige

Mais alors, pourquoi envoyer ces contenus directement dans les mains de ceux qui peuvent les contredire ? Selon les conclusions du rapport, il s’agit de détourner l’attention des fact-checkeurs, mais aussi et surtout d’infiltrer les rédactions traditionnelles, coûte que coûte. Même si les articles publiés concluent in fine que l’image est fausse, ils lui permettent de toucher un public beaucoup plus large et d’infuser dans la population, encore très nombreuse à s’informer par ce biais

Fin mars, RFI a par exemple fact-checké une fausse vidéo laissant croire qu’une épidémie de tuberculose ukrainienne menaçait la France, après avoir reçu un e-mail renvoyant vers un compte Télégram russe. Alors que celui-ci comptait quelque 4 282 abonnés, RFI est diffusée dans 35 pays et touche chaque semaine… 61,4 millions d’auditeurs. Même chose pour Les Observateurs de France 24, qui ont fact-checké un faux reportage d’Euronews montrant des agriculteurs français déversant du fumier devant l’ambassade d’Ukraine en février dernier. Tandis que le post sur X totalisait moins de 40 000 vues, la chaîne France 24 rassemble 101,7 millions de téléspectateurs hebdomadaires. Même si l’article indique “Intox”, les images circulent, et touchent fatalement un public bien plus large qu’initialement. 

Pour Carole Grimaud, chercheuse en sciences de l’information à l’Université d’Aix-Marseille et spécialiste de la Russie, cela contribue à insinuer le doute chez les lecteurs. “Parce qu’il sera entré dans son esprit, il y a des chances qu’une personne interprète une prochaine information différemment. C’est un cycle qui s’ouvre et qui va perdurer”, développe-t-elle.

Un procédé similaire avait déjà été découvert en janvier dernier par le collectif “Antibot4Navalny”, qui traque les opérations d’influence en lien avec la Russie sur le réseau social X, et l’Agence France Presse (AFP). L’opération surnommée “Matriochka” – poupée russe – consistait à interpeller directement les médias pour leur demander de vérifier des informations prétendument relayées sur X. Une partie “émergée de l’iceberg”, selon Guillaume Kuster, qui estime qu’un nouveau cap est ici franchi, tant dans le nombre d’organisations touchées que dans la technicité des montages. Un bien mauvais présage à quelques jours des élections européennes, alors que la commissaire européenne Věra Jourová vient d’attirer l’attention sur le risque d’ingérence russe dans le scrutin.

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