COVID-19 : Pour la ministre du travail Elisabeth Borne, “le télétravail est une obligation”

Création : 5 novembre 2020
Dernière modification : 21 juin 2022

Auteur : Pascal Caillaud, chargé de recherche CNRS en droit social, laboratoire Droit et changement social, Université de Nantes

Source : Europe 1, l’interview politique, 3 novembre 2020

Imposer le télétravail contribuerait probablement à limiter la circulation du virus Covid-19 sur le territoire national. Mais actuellement, le code du travail ne le permet pas, pas plus que le protocole national du ministère du travail. Seules les dispositions sur les obligations de l’entreprise en matière de santé et de sécurité des salariés, et la responsabilité qu’elles entraînent, peuvent inciter et pousser les entreprises à mettre en télétravail tous les salariés dont les activités peuvent être effectuées à distance.

Invitée de l’interview politique de Sonia Mabrouck sur Europe 1, le 3 novembre 2020, Élisabeth Borne, ministre du travail, était interrogée au sujet du télétravail, du protocole sanitaire, de la fermeture des petits commerces comme les librairies et de la cohue dans les transports en commun. À propos du télétravail, elle affirme qu’il “n’est pas une option” et ajoute qu’il “n’est pas facultatif, mais une obligation”. Elle précise même au passage que “ce qui est écrit dans le protocole national du ministère du travail, ce sont des obligations”.

À l’occasion d’une déclaration du député Aurélien Taché souhaitant rendre le télétravail contraignant dans les entreprises, nous avions “surligné” combien cette proposition était problématique et soulevait un risque d’inconstitutionnalité au regard de la liberté d’entreprendre. Dans son interview sur l’antenne d’Europe 1, le 3 novembre 2020, la ministre du travail indique au contraire que le télétravail serait déjà obligatoire, n’étant ni optionnel, ni facultatif, du fait notamment du contenu du “protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise face à l’épidémie de Covid-19”, actualisé le 29 octobre dernier. Voilà qui soulève trois questions. 

D’abord, le droit du travail actuel impose-t-il une obligation de mise en place du télétravail dans les entreprises ? Il n’existe aucune obligation légale pour un employeur de mettre en place le télétravail pour les activités de ses employés pouvant être faites à distance. Le télétravail peut être mis en place dans le cadre d’un accord collectif (de branche ou d’entreprise) ou d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social et économique. En l’absence d’un de ces textes généraux, le salarié et l’employeur peuvent passer un accord individuel de télétravail (article L1222-9 du code du travail). Le code du travail prévoit même l’hypothèse où l’employeur, comme le salarié, peuvent refuser (article L1222-9 du code du travail) : l’employeur qui refuse doit juste motiver sa réponse ; le refus du salarié ne peut justifier un licenciement. C’est dire combien le télétravail n’est pas obligatoire.

Seule exception : en cas de circonstances exceptionnelles, comme l’épidémie actuelle, l’employeur peut imposer le télétravail à ses salariés, pour leur protection et pour la continuité des activités de l’entreprise (article L1222-11 du code du travail), mais la loi ne permet pas de contraindre l’employeur. Ce serait contraire à la liberté d’entreprendre, liberté constitutionnelle que le conseil constitutionnel protège fortement et régulièrement sur des thèmes aussi divers que la liberté de choisir ses collaborateurs, le choix d’un repreneur lors d’une cession d’une branche de l’activité de l’entreprise, la limitation du droit de licencier… Cette liberté de choisir la stratégie de l’entreprise comme les moyens de la mettre en oeuvre découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, sous réserve de respecter des normes environnementales, sanitaires, sécuritaires, etc. 

Ensuite, le protocole national sanitaire change-t-il les choses, en ajoutant des obligations comme l’affirme Élisabeth Borne ? Saisi par une organisation professionnelle, le Conseil d’État a eu l’occasion de répondre négativement le 19 octobre : ce protocole constitue un ensemble de recommandations pour la déclinaison matérielle de l’obligation de sécurité de l’employeur dans le cadre de l’épidémie de Covid-19 en rappelant les obligations qui existent déjà en vertu du code du travail, mais n’en ajoute pas.

En somme, faute de télétravail obligatoire, c’est bien au niveau de chaque entreprise, sous la responsabilité de l’employeur en matière de santé et de sécurité, que se décidera le sort de chaque salarié. L’employeur a une obligation générale de sécurité à l’égard de ses salariés (article L4121-1 du code du travail), et peut voir engagée sa responsabilité pénale (article L4741-1 du code du travail), en particulier si un employé à qui le télétravail a été refusé, devait être contaminé sur son lieu de travail. L’employeur risquerait alors de 10 000, voire 30 000 euros d’amende et jusqu’à un an d’emprisonnement en cas de récidive. A cela s’ajouteraient les  dommages et intérêts à verser au salarié.

Enfin, les salariés ont-ils des moyens d’agir pour obliger l’employeur à accepter le télétravail ? Diverses possibilités existent : 

  • “le droit d’alerte” qui permet à un salarié ou à un représentant du personnel d’alerter l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent (articles L. L4131-1 et L4131-2 du code du travail) ;
  • le “droit de retrait”, si le salarié a un motif raisonnable de penser qu’il court un danger grave et imminent (article L4131-1 du code du travail). Le ministère du travail estimait d’ailleurs dès avril 2020, qu’un tel droit peut s’exercer si l’employeur n’a pas mis en œuvre les recommandations nationales relatives à la Covid-19 ;
  • saisir la médecine du travail, en cas de risque de contagion (article L.4622-3 du code du travail) ;
  • contacter l’inspection du travail sur le respect des dispositions relatives à la santé et la sécurité au travail (article L8113-5 du code du travail).

En conclusion, s’il n’existe actuellement aucune obligation légale de contraindre l’employeur à mettre en place le télétravail dans une entreprise, l’obligation de protection de la sécurité et de la santé des salariés, et les sanctions qu’elle comporte, permettent de faire pression sur l’employeur. Plus qu’une obligation, c’est donc une responsabilité juridique lourde, qui doit inciter les entreprises à instaurer le télétravail dès que cela est possible. Conscients des insuffisances des textes, les partenaires sociaux ont d’ailleurs initié le 3 novembre dernier une négociation au niveau national interprofessionnel sur ce thème, en s’appuyant sur un diagnostic paritaire.

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