Claude Guéant et le tableau ivoirien qui lui a été offert lorsqu’il était ministre : selon lui, la valeur de ce tableau ne justifiait pas de le verser au patrimoine national

Création : 14 octobre 2022
Dernière modification : 5 juin 2023

Auteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Thomas Petit, Sciences Po Saint-Germain-en-Laye

Relectrice : Audrey Darsonville, professeure de droit pénal, Université Paris Nanterre

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani et Yeni Daimallah

 

Source : France Télévision, 6 octobre 2022

Si à l’époque, le gouvernement était tenu par la “circulaire Fillon” de remettre les cadeaux protocolaires de valeur au Mobilier national, il existe un flou sur le critère de la valeur. Et de toute façon le risque pénal pour Claude Guéant est quasi-nul.

L’émission Complément d’Enquête du 6 octobre dernier, consacrée aux disparitions suspectes d’objets du patrimoine de l’État, a déterré une affaire datant de novembre 2011. Claude Guéant, à l’époque ministre de l’Intérieur, alors en voyage officiel en Côte d’Ivoire reçut une toile de l’artiste James Houra. C’est lors d’une interview filmée chez lui deux ans plus tard, après qu’il eut quitté ses fonctions, qu’une polémique éclata : le tableau y était vu exposé. Interrogé à nouveau sur ce sujet lors de l’émission, presque dix ans plus tard, Claude Guéant réitère sa défense : “En tout état de cause, sa valeur ne justifie certainement pas qu’il soit revenu aux collections nationales”. Pas sûr

Il n’existe aucun texte clair réglant le sort des cadeaux protocolaires. Le 18 juillet 2007, François Fillon, alors Premier ministre, émet une circulaire évoquant la “gestion des cadeaux offerts aux membres du Gouvernement ou à leur conjoint”. Il y résume le protocole à appliquer : à la réception du cadeau, le ministre concerné doit faire recenser celui-ci au Mobilier National, établissement qui en assure le recensement, la conservation et la restauration au besoin. Il a ensuite le choix entre le remettre au Mobilier national pour conservation ou en disposer jusqu’à la fin de ses fonctions gouvernementales. Cette circulaire avait pour but de rappeler que les cadeaux diplomatiques n’ont pas vocation à entrer “dans le patrimoine personnel du ministre ou de sa famille”. Quels sont les “cadeaux” concernés par cette circulaire ?

CIRCULAIRE FILLON : UNE DISTINCTION BIEN FLOUE ENTRE CADEAUX À REMETTRE AU MOBILIER NATIONAL ET LES AUTRES.

Les cadeaux protocolaires sont ceux offerts au ministre en tant qu’autorité officielle, tandis qu’au fil des temps, les relations entre deux ministres de deux pays s’approfondissent, on peut imaginer des cadeaux d’ordre privé. Ce n’est pas le cas dans l’affaire Guéant. Le cadeau est donc protocolaire. Devait-il être déclaré au Mobilier national ?

La circulaire Fillon avait posé des critères permettant de savoir quels cadeaux doivent être déclarés. D’abord, l’objet offert doit présenter “un intérêt artistique, culturel, scientifique ou historique”, ce qui était à l’évidence le cas du tableau en question. Sinon d’ailleurs, pourquoi Claude Guéant l’aurait-il gardé ? Vient ensuite un autre critère, celui de la valeur du cadeau. La circulaire est ici est plus vague. 

En mai 2013, Claude Guéant se défendait dans le Figaro, “ce tableau n’a pas de valeur marchande, mais il a une valeur affective bien réelle”. Contacté par France Info en 2013, l’artiste affirme que ses tableaux peuvent être estimés entre 2500 et 25 000 euros. Cela fait certes une différence, mais la circulaire Fillon ne fournit aucun barème. 

Même si François Fillon appelait à la “stricte application“ de sa circulaire, celle-ci reste un texte sans sanction. Il est certes impératif pour ses destinataires (les ministres en l’occurrence), mais il ne comporte pas de sanction en cas de non-respect, autre que celle qu’un premier ministre peut infliger à ses ministres : les recadrer ou les démettre. Or le gouvernement Fillon n’est plus : la circulaire éponyme peut être reprise par les premiers ministres suivants, mais ces derniers peuvent revenir dessus, ou choisir de ne pas l’appliquer.

Existe-t-il d’autres textes ? Un très instructif Rapport Sauvé, de 2011, montrait le retard de la réglementation française en la matière. François Hollande fit rédiger, en 2012, une charte de déontologie, avec le chiffre de 150 euros comme seuil de déclaration. Il imitait ainsi les usages relevés à l’étranger, comme aux États-Unis (415 dollars américains) ou au Canada (1000 dollars canadiens). Emmanuel Macron ne l’évoque pas dans son engagement sur l’honneur d’intégrité et de moralité, à destination des ministres en mai 2017, et la circulaire Philippe de 2017 prévoit que “les cadeaux doivent être remis au service du Mobilier national”.

De ce point de vue donc, Claude Guéant ne risque rien.

UN RISQUE JUDICIAIRE INEXISTANT OU PRESQUE

Peut-on comparer l’affaire Guéant à celle de ce sous-préfet poursuivi pour détournement d’objets appartenant au Mobilier national ? Le Code pénal punit de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende le vol d’”objets mobiliers classés ou inscrits”, ou de “biens culturels” relevant du “domaine public mobilier” (ceci étant bien sûr une peine maximale). De plus, les biens du Mobilier national n’entrent pas dans ces catégories lorsqu’ils ne sont pas classés au titre des collections nationales. Le tableau en cause n’est assurément pas classé. Surtout, Claude Guéant n’a pas volé ce bien : il a omis de le déclarer, ce qui fait que le tableau n’est jamais entré officiellement dans le patrimoine de l’État.

Il reste précisément le Code du patrimoine, qui permet au Mobilier national d’ordonner la restitution ou le remboursement des pièces disparues à l’agent public responsable de cette disparition. Un ministre est un agent public. Risque pour le moins modéré.

Claude Guéant n’a pas pu être contacté afin de répondre à nos sollicitations.


Cet article a été rédigé dans le cadre d’un événement organisé le jeudi 13 octobre, avec le soutien de l’OTAN, pour former les lecteurs des Surligneurs à la lutte contre la désinformation dans le domaine du droit. 

L’activité proposée était un événement en ligne d’une journée sous la forme d’un “legalthon” consacré à l’État de droit. RESILEX visait à rassembler des chercheurs en droit, des étudiants, des personnes d’influence, des journalistes et le grand public afin d’améliorer la résilience de la société dans le domaine de l’État de droit et de la démocratie. Les participants ont surveillé l’actualité et ont repéré les informations erronées ou les approximations juridiques présentes dans les propos des personnalités publiques. 

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