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Anticor dénonce “une atteinte grave aux libertés associatives” après l’annulation de son agrément par le juge

Création : 27 juin 2023

Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay 

Liens d’intérêts : aucun

Fonction ou rôle politique : aucun

Relecteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur associé au centre de recherches VIP, Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts : aucun

Fonctions politiques ou similaires : aucune

Secrétariat de rédaction : Emma Cacciamani

Source : 20 minutes, le 23 juin 2023

Le juge administratif n’a fait qu’annuler un agrément illégal et n’avait pas le choix. S’en prendre à lui pour dénoncer une atteinte à la démocratie n’a pas de sens. C’est tout le contraire : le juge a fait prévaloir l’État de droit, et c’est à Anticor de régulariser sa situation.

Le tribunal administratif de Paris a annulé par un jugement du 23 juin 2023 l’agrément ministériel de l’association Anticor, accordé par arrêté du 2 avril 2021 et qui lui conférait une prérogative essentielle dans une démocratie : celle de se porter partie civile dans les affaires de corruption. Selon le code de procédure pénale en effet (article 2-23 du code de procédure pénale), “Toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans à la date de la constitution de partie civile, se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption, peut exercer les droits reconnus à la partie civile”, afin d’obtenir que soient lancées des poursuites contre les auteurs de certaines infractions telles que la corruption mais aussi le trafic d’influence (articles 433-1 et suivants du code pénal), le blanchiment (article 324-1 du code pénal), ou encore la concussion (article 432-10 du code pénal).

L’agrément, un outil démocratique face au manque d’indépendance du parquet

L’agrément accordé par le gouvernement à une association lui permet de se porter partie civile dans une affaire pénale, du moins si le fond de l’affaire relève de l’objet associatif (Anticor a pour objet de lutter contre la corruption). La différence avec une simple plainte est essentielle : la plainte est déposée auprès des services de police ou de gendarmerie, qui répercutent vers le parquet (services du procureur) ; elle peut donc être classée sans suite ou même enterrée. En revanche, une plainte avec constitution de partie civile aboutit à saisir directement le juge d’instruction, sans passer par le parquet. Cela n’implique pas forcément un procès – le juge d’instruction peut estimer qu’il n’y a pas lieu de poursuivre l’enquête – mais cela contourne l’éventuelle inertie du parquet, qui en France ne bénéficie pas encore d’une indépendance totale à l’égard de l’exécutif.

En cela, l’agrément permet aux associations de s’ériger en véritables auxiliaires de la justice, dans des domaines où la police et la justice sont débordées, mais aussi s’agissant d’affaires sensibles que l’État ou d’autres acteurs de la vie sociale ou économique auraient intérêt à ne pas voir émerger, en faisait pression sur le parquet.

Le procédé n’est pas nouveau : la Cour de cassation, le 5 avril 1913, reconnut aux syndicats la faculté de se porter partie civile à l’égard des infractions portant atteinte à l’intérêt collectif des travailleurs, sur la base de la loi du 21 mars 1884 qui rétablissait les syndicats professionnels et leur accordait le droit d’ester en justice. Une loi de 1920 a ensuite introduit cette faculté dans le code du travail (actuel article L. 2132-3). 

Une pratique courante

Depuis, des agréments ont été créés dans de nombreux domaines. Le code de procédure pénale énumère les domaines dans lesquels les associations dotées d’une certaine expérience (généralement cinq années d’exercice) et répondant à certaines conditions (notamment de transparence), peuvent se porter partie civile pour faire instruire un délit que les autorités n’ont pas détecté, ou encore pour éviter l’enlisement ou l’enterrement de certaines affaires. Ainsi, peuvent être agrées par le gouvernement les associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans qui se proposent, par leurs statuts, de défendre les consommateurs (par exemple l’article L. 431-6 du code de la consommation en cas de fraude sur l’origine des produits), d’assister les victimes d’infractions (article 2-9 du code de procédure pénale), de défendre la langue française (article 2-24 du code de procédure pénale), les victimes d’accidents dans les transports (article 2-15 du code de procédure pénale), et dans notre cas de lutter contre la corruption (article 2-23 du code de procédure pénale).

Sans cet agrément, ou si cet agrément est illégal, l’association ne peut que porter plainte, sans constitution de partie civile (sauf si la loi prévoit que l’agrément n’est pas nécessaire, comme c’est le cas pour les associations luttant contre le racisme ou assitant les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse : article 2-1 du code de procédure pénale).

L’agrément est soumis à des conditions légales et réglementaires 

L’agrément d’Anticor était-il légal ? C’est la seule question à laquelle devait répondre le tribunal administratif, qui est chargé d’annuler les actes illégaux, sans se soucier des aspects politiques ou moraux qui ne sont pas de son ressort. Or, que dit le décret du 12 mars 2014 (article 1), appliquant l’article 2-23 du code de procédure pénale ? L’agrément est accordé sous réserve du respect des cinq conditions suivantes : 1° “cinq années d’existence”, ce qui était le cas ; 2° “une activité effective et publique en vue de lutter contre la corruption et les atteintes à la probité publique, appréciée notamment en fonction de l’utilisation majoritaire de ses ressources pour l’exercice de cette activité, de la réalisation et de la diffusion de publications, de l’organisation de manifestations et la tenue de réunions d’information dans ces domaines”, ce qui ne soulevait aucun doute ; 3° “un nombre suffisant de membres”, ce qui n’était pas contesté .

Sur la quatrième condition, à savoir “le caractère désintéressé et indépendant de ses activités, apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources”, le tribunal relève une contradiction : le premier ministre regrettait  “l’absence de transparence sur les dons conséquents réalisés par une personne physique à (Anticor), (qui est) de nature à faire naître un doute sur le caractère désintéressé et indépendant des activités passées de l’association”. Autrement dit, Anticor reçoit des dons de provenance inconnue, ce qui pose un double problème. D’abord en termes de cohérence avec l’objet même d’Anticor, qui est la transparence destinée à démasquer la corruption. Ensuite et surtout car il est toujours possible qu’une association agréée puisse servir de paravent à un organisme intéressé à la plainte avec constitution de partie civile : affaiblir la concurrence, agir artificiellement sur les cours de bourse, embarrasser le gouvernement, affaiblir un ministre, etc. Dès lors, la transparence sur l’origine des ressources s’impose, au moins s’agissant des dons les plus importants, ceux de nature à influencer la stratégie de l’association. Malgré cette contradiction, l’agrément a été accordé, ce qui constitue aux yeux du juge une illégalité.

Le tribunal administratif a ensuite relevé une autre contradiction dans l’agrément : le premier ministre a pointé le non-respect de la cinquième condition, à savoir “un fonctionnement régulier et conforme à ses statuts, présentant des garanties permettant l’information de ses membres et leur participation effective à sa gestion”. Autrement dit, Anticor, au moment où elle a obtenu l’agrément, manquait de transparence interne. Et pourtant, là encore, il a octroyé l’agrément. En d’autres termes, le premier ministre ne peut pas à la fois dire que les conditions ne sont pas réunies pour accorder l’agrément… et l’accorder !

Pour ces deux motifs sérieux, le gouvernement aurait dû refuser l’agrément, qui est donc illégal et doit être annulé par le juge. D’autant que cet agrément avait été accordé en quelque sorte sur parole : le gouvernement avait bien pointé l’absence de transparence, mais il a tout de même accordé l’agrément en tenant compte de la promesse d’Anticor de faire preuve de plus de transparence à l’avenir. Or tout étudiant en droit apprend très tôt que la légalité d’un acte administratif (en l’occurrence l’agrément) est en principe examinée par le juge à la date à laquelle cet acte a été émis et pas à la date à laquelle le juge statue. Donc les promesses d’Anticor de régulariser sa situation au regard du décret ne pouvait justifier l’octroi de l’agrément, qui était bien illégal.

L’annulation était inévitable, et on ne voit pas en quoi l’application du principe de légalité (autrement dit le respect de l’État de droit) par un  juge porte atteinte à la démocratie comme le prétend Anticor. Au contraire, le juge a fait le travail que le gouvernement n’avait pas fait.

Quant à l’annulation rétroactive…

En principe, un acte administratif illégal est annulé “ab initio” : autrement dit, il est considéré comme n’ayant jamais existé, ce qui fait craindre en l’occurrence que les plaintes pour corruption déjà engagées grâce à Anticor soient désormais considérées comme irrecevables, menaçant toutes les enquêtes menées jusqu’à présent. 

Il est vrai que tout juge administratif qui annule un acte administratif peut décider que cette annulation ne sera pas rétroactive : l’acte annulé ne l’est donc que pour l’avenir. Mais il s’agit d’une exception répondant à certaines conditions, à savoir des “conséquences manifestement excessives” de l’annulation rétroactive, se traduisant par une atteinte à un intérêt général. Le tribunal a refusé de faire jouer cette exception pour trois raisons. D’abord, les plaintes déjà déposées par Anticor sont entre les mains des juges d’instruction qui peuvent continuer d’instruire malgré l’annulation de l’agrément. Ensuite, Anticor pourra faire appel si un juge d’instruction venait à clore l’instruction pour cette raison. Enfin, il existe d’autres associations agréées en matière de lutte contre la corruption.

L’association Anticor a annoncé qu’elle ferait appel. La cour administrative d’appel se prononcera, mais, s’en prendre au juge en l’accusant de saper la démocratie revient s’en prendre au thermomètre. Le problème est ailleurs.

Anticor, en réponse, apporte certaines précisions : selon cette association, les objections du premier ministre tenant à l’absence de transparence ont été solutionnées par le recours à un commissaire aux comptes (chargé justement de contrôler les comptes et de les publier), dès 2020. Le premier ministre en aurait pris acte et accordé l’agrément, sans pour autant supprimer ses objections, d’où la contradiction. Par ailleurs, les statuts de l’association ont été modifiés en 2022 afin de mieux informer ses membres.

Pour ces raisons, Anticor demandait au tribunal de vérifier lui-même le respect des conditions de transparence de l’association, à la fois financières et en termes d’information de ses membres. Ainsi, le tribunal aurait constaté cette transparence et aurait pu “repêcher” l’agrément par ce qu’on appelle en droit une “substitution de motifs”. Cela aurait évité l’annulation de l’agrément. Nous verrons ce qu’en pense la cour administrative d’appel.

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