2/4 – Les lobbies, grands manitous de la vie publique française ?

Création : 23 avril 2021
Dernière modification : 13 juillet 2022

Auteurs : Matthias Kerguelen et Emma Paulet, Clinique juridique de l’Université Jean-Moulin Lyon 3, avec la participation de Clément Legros

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Les lobbies, grands manitous de la  vie publique ? En 2019, 1956 groupes d’intérêts étaient inscrits sur le répertoire français des représentants d’intérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATPV). Cette inscription est un sésame les autorisant à exercer leur activité auprès du Gouvernement et des parlementaires. Une activité d’influence qui fait partie du jeu démocratique, mais qui parfois aussi menace cette démocratie en brouillant le débat public.

En avril 2019, 150 citoyens ont été tirés au sort pour établir des propositions structurant la « convention citoyenne pour le climat ». Pourtant, le projet de loi que le gouvernement a présenté le 10 février 2021 en Conseil des ministres est bien éloigné des propositions ambitieuses élaborées par « les 150 ». Propositions très amoindries ou complètement absentes du projet de loi, échéance repoussée sans date : le rapport de l’observatoire pour les multinationales souligne la réussite d’une offensive d’ampleur menée par les lobbies du secteur industriel. 

Des stratégies d’influence parfois controversées

« On n’a jamais eu de définition substantielle du lobbying », regrette Guillaume Courty qui souligne le flou juridique entourant ces pratiques. Le professeur de sciences politiques à l’Université de Lille, auteur du livre Le lobbying en France, pointe le paradoxe qui existe aujourd’hui : comment réglementer des pratiques si on ne sait pas lesquelles sont légales ou non ? Les lobbies ont alors le champ libre et peuvent étendre leurs moyens d’action.

Au premier plan, c’est la pratique des « amendements clés en main » qui dérange. Lors de réunions informelles, les lobbies jouent de leur pouvoir indirect d’initiative et glissent aux élus des « interventions législatives ». Un terme policé qui renferme l’un des principaux enjeux de l’encadrement des lobbies.

Si les plus pessimistes pensent que le lobbying menace la démocratie, il faut en fait réaliser que « le lobbying fait partie de la vitalité démocratique », estime Loïc Robert, maître de conférences à l’université Lyon III. Selon lui, auditionner des acteurs est « plus que nécessaire » lors de l’élaboration d’un texte. Mais quand l’élu se borne à recopier les propositions du  lobbyiste, cela pose des questions sur l’ordre démocratique. Surtout quand le lobbying s’accompagne de certaines manipulations.

Exemple de manipulation, la technique du “ghostwritting”, très utilisée entre autres par Monsanto. Le quotidien Le Monde a levé le voile sur cette pratique : pour faire face aux accusations, notamment quant à son caractère cancérigène, à l’encontre de son produit phare, le glyphosate, Monsanto rémunérait des chercheurs pour qu’ils publient en leur nom des études scientifiques complètes que l’entreprise avaient au préalable rédigées. Ensuite, ces études venaient appuyer les propositions législatives adressées aux parlementaires.

Yves Cohen, directeur d’études à l’EHESS et historien des pratiques et relations qui ont guidé le 20e siècle affirme que ces dérives ne datent pas d’aujourd’hui. Dans les années 1950, les cigarettiers utilisaient ces mêmes méthodes. Il explique que dès lors que le tabac a été accusé d’être l’une des principales causes du cancer du poumon, les lobbyistes « ont payé des médecins pour étudier les autres causes possibles du cancer du poumon » afin de noyer le poisson et minimiser le rôle du tabac dans le développement de ces pathologies. La journaliste Aurore Gorius dans cette même enquête affirme que les lobbies s’immiscent dans « le débat public pour relativiser l’impact négatif de leurs propres industries ».  

Les lobbies sont aussi verts

Pour compenser des moyens financiers bien plus limités que ceux des lobbies industriels, les “lobbies verts” doivent user de créativité. Forts du soutien de la société civile, qui voit par exemple en Greenpeace ou WWF un lobbying éthique visant l’intérêt général, ces lobbies environnementaux recourent à des stratégies d’influence tout aussi pernicieuses quant à la qualité du débat public. Par exemple, ils adressent des milliers de mails aux parlementaires dans le but de saturer leur messagerie, les empêchant ainsi de travailler sereinement. Autre pratique utilisée : la stratégie de la peur. En ce sens, l’association Générations Futures, largement financée par les multinationales du secteur bio, publie des rapports assurant le buzz médiatique mais toujours contestés par les scientifiques. Elle utilise la même méthode à chaque fois : des études sur des échantillons très réduits et une lecture biaisée des résultats. Très éloignés du vrai, ces rapports fantaisistes travestissent la réalité. 

Les pratiques sont nombreuses – dîners, cadeaux, places de spectacles… – et l’ingéniosité des groupes d’influence leur permet parfois de passer sous les radars de la transparence. Et on ne mentionnera que rapidement les menaces et molestations envers les députés, des associations de chasseurs protestant contre tout texte allant à l’encontre de leur loisir. 

Un droit français lacunaire

Le droit français s’est saisi de la question avec la loi Sapin II couplée au code de conduite des lobbies, qui forment désormais le cadre juridique dans lequel ceux-ci agissent. Il ne faut toutefois pas s’y méprendre, le lobbying possède aussi sa part d’ombre, autant de pratiques non appréhendées par le droit, et donc d’améliorations encore souhaitables. D’après Transparency international, il reste toujours difficile d’avoir connaissance de l’influence précise qu’a eu un groupe d’intérêt. En effet, les lobbies déclarent leurs activités de manière globale sans les rattacher à des décisions publiques spécifiques. 

En particulier, n’est pas fait mention de l’identité des décideurs approchés. La seule obligation claire est de déclarer la catégorie de décideurs publics rencontrés. Si, pour le lobbying auprès d’agents publics, il faut mentionner le ministère auquel ils appartiennent, pour le lobbying auprès des parlementaires, il est impossible de savoir avec lesquels d’entre eux les représentants d’intérêts interagissent. Reste qu’il peut paraître attentatoire à la liberté des parlementaires de les obliger à déclarer tous leurs contacts avec des lobbies, dont ils n’ont parfois même pas conscience qu’ils agissent en tant que tels (par exemple lorsqu’ils auditionnent des “experts”).

Autre lacune de la loi, de nombreux acteurs sont exclus de la définition du lobbying résultant de la loi Sapin II et dispensés de fait de renseigner leurs activités d’influence, notamment les associations d’élus locaux. 

À vos agendas 

À ce titre, le rapport pour un lobbying plus transparent et responsable du député (MoDem) Sylvain Waserman propose en janvier 2021 de rendre obligatoire la publicité des agendas des députés. Le but : conforter la légalité des rencontres avec des lobbies,  tout en faisant bien apparaître l’ensemble des sources d’expertise consultées avant la prise de décision. La publication des agendas est aussi le moyen pour les élus de valoriser leur mandat et de donner à voir toute la palette de leurs activités. C’est la pratique déjà adoptée par une vingtaine de députés dont  Roland Lescure (LREM), Matthieu Orphelin (EELV) ou encore Guillaume Kasbarian (LREM), qui rendent déjà leurs agendas transparents sous un format ouvert, auxquels il faudrait ajouter ceux qui le font sous d’autres formats (par exemple par une publication sur les réseaux sociaux). En outre, la Mairie de Paris a mis en place en février 2018 un registre en ligne des rendez-vous de ses élus avec les représentants d’intérêts de tous bords, donc y compris ceux prônant le verdissement de la capitale. 

Aussi, Transparency international propose de rendre obligatoire la source des amendements (le sourcing), afin d’éclairer les citoyens sur l’orientation prise par les décideurs publics. La députée Delphine Batho avait également avancé cette proposition lors de la réforme du règlement de l’Assemblée nationale, proposition non retenue. Pourtant, si 94% des décideurs publics interrogés estiment qu’il est nécessaire de « réglementer plus fortement » l’action des représentants d’intérêts, 70 % s’opposent au fait de « rendre publics tous les contacts entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts ». Ce qui peut se comprendre de parlementaires soucieux de préserver leur indépendance, mais paraît moins légitime de la part d’agents publics censés agir de façon impartiale.

Les lobbies, une influence somme toute relative

Les décideurs publics ont généralement une bonne connaissance du jeu démocratique et agissent en toute connaissance de cause lorsque des groupes d’intérêt les approchent. Ainsi, l’idée que les parlementaires seraient sous influence doit être fortement nuancée. Comme le reconnaît Transparency international, « une plongée dans les débats parlementaires montre que les élus sont souvent lucides sur les jeux d’influence à la manœuvre dans les coulisses d’une loi ».

Aussi, il faut remettre en perspective l’importance et les chances de succès d’un amendement proposé par un parlementaire, que cet amendement soit ou non rédigé par des lobbies. Une fois proposé par un député ou un sénateur, l’amendement doit être adopté par l’Assemblée nationale et par le Sénat. Or il est rare qu’un amendement dicté par un lobby passe tel quel le crible des débats parlementaires.

Malgré tout, la confiance n’exclut pas le contrôle. Si un lobbying responsable est de plus en plus revendiqué par les lobbyistes eux-mêmes, il n’en reste pas moins que la défense d’intérêts corporatistes ou collectifs dans le débat démocratique doit être encadrée. D’une part, les parlementaires doivent pouvoir être suffisamment avertis des positions que défendent les lobbies. D’autre part, l’électeur doit avoir connaissance des activités de son député (voir par exemple l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), et cela même dans un régime démocratique représentatif

Tendre vers plus de transparence soulève aussi la question de l’utilisation des données recueillies : à qui les rendre accessibles? « La transparence doit avant tout servir aux décideurs » nous répond Guillaume Courty. Dès lors, cela leur permettrait, dans le cas où ils seraient contactés par un lobbyiste, d’avoir à leur disposition un indicateur complet comprenant la fiche signalétique du représentant d’intérêt avec des informations comme le pédigrée, le CV et les intérêts qu’il défend. L’idée est ainsi de mettre fin au lobbying masqué.

Mais les données du lobbying doivent aussi bénéficier au citoyen. En effet, comme l’avance Transparency International l’objectif cardinal est d’informer le citoyen sur les activités de ses élus. Toutefois, les citoyens ne se sont pas appropriés les outils qu’ils avaient déjà en leur possession, reflétant un réel désintérêt concernant ces enjeux. À ce sujet, Nicolas Hulot déplorait sur France inter que “la société civile, malgré son rôle central en matière de contrôle des groupes d’intérêt, ne se mobilise pas pour l’aider à combattre les lobbies”. Paradoxal, quand on sait que la fondation Nicolas Hulot est engagée dans des actions de lobbying vert. 

Dans ce cas, comment arriver à plus de transparence alors que les principaux intéressés ne portent pas d’attention au sujet ? Selon Guillaume Courty, il faudrait, pour remédier en partie à cela, se concentrer sur le support matériel de ces données.  Par exemple, les rapports annuels de la HATVP sont longs, ne favorisant pas l’intérêt du grand public. Il faudrait alors des instruments intuitifs, pédagogiques et faciles d’utilisation.

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