Peut-on rétablir le délit de séjour irrégulier comme l’a proposé Bruno Retailleau ?
Auteur : Hugo Guguen, juriste
Relecteurs : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, université Paris-Saclay
Clara Robert-Motta, journaliste
Tania Racho, docteure en droit européen (Paris II) et chercheuse associée à l’université Paris-Saclay, spécialisée dans les questions relatives aux droits fondamentaux
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Maylis Ygrand, journaliste
Source : TF1, le 23 septembre 2024
Le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, envisage de rétablir le “délit de séjour irrégulier”. Pourtant, rétablir cette infraction dans le droit français exposerait le pays à des sanctions européennes.
Pour une de ses premières prises de parole médiatiques depuis sa nomination au poste de ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau a voulu marquer son envie de faire de l’immigration son sujet majeur. C’est bien compris.
Lors de son interview avec Gilles Bouleau sur le plateau de TF1, le 23 septembre 2024, Bruno Retailleau, a affirmé vouloir “prendre tous les moyens pour baisser l’immigration en France”.
Parmi les mesures envisagées, il propose de rétablir le “délit de séjour irrégulier” que “François Hollande avait supprimé”. Cette proposition, serpent de mer de la droite et de l’extrême droite depuis des années, semble simpl(ist)e mais serait pourtant extrêmement délicate à mettre en œuvre, comme écrivaient déjà Les Surligneurs en juillet 2024.
Remontons à la source. Le délit de séjour irrégulier a bien existé en droit français. Il était inscrit dans l’article L621-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile jusqu’en 2012. Comme son nom l’indique, il implique de rendre passible d’une amende ou d’une peine de prison le fait de se trouver sur le territoire français sans autorisation administrative. À ces mesures pénales s’ajoutaient des mesures administratives telles que l’expulsion.
Comme cela a été souligné par le nouveau locataire de la place Beauvau, cette loi fut supprimée durant le quinquennat de François Hollande, à travers la “loi Valls” du 31 décembre 2012. Pas de hasard, si la loi française a évolué à ce moment-là. En réalité, cette décision de supprimer le délit de séjour irrégulier était largement dictée par le droit européen…
Un délit incompatible avec Bruxelles
La “directive retour” du 16 décembre 2008 impose aux États membres de laisser un délai aux personnes en situation irrégulière pour permettre le départ volontaire de l’étranger concerné. Dans l’idée de cette directive, ce n’est qu’à l’expiration de ce délai que des sanctions administratives peuvent être prises.
Entre le moment où cette directive est prise et le moment où la France modifie sa loi, la Cour de justice de l’Union européenne constate que le droit français n’est pas conforme au droit de l’UE. Le fait de réprimer le séjour irrégulier d’un étranger avec une peine d’emprisonnement avant l’application des procédures de retour prévues par la directive ne correspond pas aux exigences de l’Union européenne, explique la CJUE en 2011 (Achughbabian contre la France).
La Cour de cassation, en juillet 2012, s’est alignée sur cette jurisprudence européenne, en jugeant qu’il est impossible de placer en garde à vue un étranger du seul fait de sa situation irrégulière.
Ainsi, la loi Valls de 2012 harmonise le droit français avec la directive européenne et dispose que le fait de séjourner clandestinement en France n’est plus considéré comme un délit. À la place de poursuites pénales, la loi prévoit désormais un placement dans un centre de rétention administrative.
L’Arlésienne de la droite et de l’extrême droite
Malgré ce cadre législatif européen relativement strict, réintroduire ce délit de séjour irrégulier a été une promesse régulière de la droite et l’extrême droite. Jordan Bardella, dans le programme du Rassemblement national pour les élections législatives anticipées de 2024, souhaitait ainsi rétablir le délit.
Si Bruno Retailleau a émis l’idée d’utiliser la voie réglementaire pour arriver à ses fins, le ministre de l’Intérieur ne peut passer que par la voie législative, car ces délits, comme tous les autres délits, relèvent de la compétence du législateur.
Les parlementaires de droite avaient bien essayé dans le projet de loi immigration du 26 janvier 2024, notamment. Les sénateurs Les Républicains avaient ainsi fait adopter un amendement, avec le soutien de l’ancien ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, fixant la peine de ce délit de séjour irrégulier à 3 750 euros d’amende et trois ans d’interdiction du territoire – soit la sanction qui s’appliquait jusqu’en 2012, dépourvue de la peine d’emprisonnement. Cet amendement fut néanmoins retiré par le Conseil constitutionnel au motif qu’elle constituerait un “cavalier législatif”, c’est-à-dire qu’elle serait sans rapport avec l’objet principal de la loi.
Malgré ce KO par censure infligé par le Conseil constitutionnel, des députés Les Républicains avaient directement remis le couvert avec une proposition de loi, le 13 février 2024, pour rétablir le délit de séjour irrégulier. Cette proposition de loi, toujours à l’état d’examen par la Commission des lois, cherche à contenter le droit européen avec un argument : “rien ne s’oppose à ce que soit rétabli le délit de séjour irrégulier pour autant qu’il ne prévoit pas de peine privative d’emprisonnement contraire à l’objectif conventionnel d’éloignement de l’étranger en situation irrégulière”, écrivent les députés.
Dans l’arrêt de la CJUE de 2011 Achughbabian contre la France, c’est en effet l’emprisonnement qui pose problème car il rallonge le maintien sur le territoire. Sur ce point, les députés LR ont raison.
En revanche, ce qu’ils proposent à la place de la peine d’emprisonnement pose question. Pour eux, il s’agirait de rétablir le délit de séjour irrégulier mais que “la sanction se limite à une peine d’amende et à une peine complémentaire d’interdiction du territoire”. Toutefois, en prononçant une amende, la personne condamnée pourrait exercer un recours contre cette dernière. Cette nouvelle procédure prolongerait alors le temps de maintien sur le territoire. Or c’est précisément ce qui avait été reproché à la France dans l’arrêt de la CJUE en 2011.
Les règles européennes n’ont pas changé et Bruno Retailleau, comme les autres, s’y heurterait toujours. Si les tentatives de contournement — comme celle des députés LR en février 2024 — ne fonctionnent pas, alors une telle réintroduction se traduirait par des sanctions financières infligées par la CJUE jusqu’à ce que la législation française soit à nouveau conforme au droit européen.
D’autant que si le délit de séjour irrégulier a été supprimé, il convient de souligner que d’autres délits subsistent aujourd’hui dans les articles L820-1 à L824-12 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Par exemple, l’entrée irrégulière, le maintien de séjour irrégulier ou encore le retour non-autorisé sur le territoire demeurent délictuels…
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