Non, il n’y a pas des dizaines de milliers de faux centenaires retraités français en Algérie
Autrice : Clara Robert-Motta, journaliste
Relecteur : Etienne Merle, journaliste
Liens d’intérêts ou fonctions politiques déclarés des intervenants à l’article : aucun
Secrétariat de rédaction : Hugo Guguen, juriste
Source : Europe 1, le 19 novembre 2024
Depuis un rapport de la Cour des comptes en 2010, l’idée circule qu’il y aurait une fraude massive concernant les pensions versées à de faux résidents centenaires en Algérie. S’il n’est pas exclu qu’il y ait de la fraude, elle est limitée comme le montrent les documents de la Cnav. Itinéraire d’une rumeur tenace.
Alors que le gouvernement fait la guerre aux dépenses dites superflues et s’évertue à colmater des brèches dans le robinet d’argent public, tout le monde y va de son idée pour dénoncer l’origine de supposées fuites. Chez Europe 1, un auditeur de Cyril Hanouna assure, quant à lui, qu’il existe un « scandale de fou » concernant les retraites versées en Algérie.
« Vous avez des milliers, des dizaines de milliers de centenaires, mais largement dépassés, en Algérie, qui sont là-bas et qui vivent très bien. Mais en fait, on continue de leur verser leur retraite […] sauf qu’ils sont morts depuis des années et des années et que personne n’a déclaré le décès, et on continue de verser. »
Loin de le contredire, l’animateur de radio abonde dans son sens. « C’est ça », lui répond Cyril Hanouna. Sauf que cette histoire est un fantasme, comme l’a rappelé le directeur de la Caisse nationale d’allocation vieillesse, en mars 2024. D’après les chiffres et nombreuses enquêtes de la Cnav, il n’y a pas « des dizaines de milliers » de faux centenaires touchant une retraite française en Algérie.
Une rumeur qui circule depuis 2010
Il faut d’abord noter que cette histoire ne sort pas de nulle part. L’auditeur d’Europe 1 en question est le suppléant pour les élections législatives du candidat Rassemblement national, Charles Prats qu’il mentionne dans son intervention téléphonique. Ce dernier, un ancien magistrat à la Délégation nationale à la lutte contre la fraude, a un discours ciblé sur les fraudes à la Sécurité sociale, mais dont l’exactitude a été maintes fois remise en question, par Les Surligneurs également.
Charles Prats avait déjà mis sur le devant de la scène cette histoire de centenaires algériens en septembre 2022, et il n’est pas le seul. Mais alors qu’en est-il ?
La rumeur court depuis presque quinze ans maintenant. Elle tire ses racines d’un « rapport sur la lutte contre les fraudes aux prestations dans les branches prestataires du régime général » réalisé en avril 2010 à la demande des parlementaires de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale (MECSS).
Plus de retraités centenaires que de centenaires en Algérie ?
Le 1er juillet 2010, Rolande Ruellan, présidente de la sixième chambre de la Cour des comptes, présente ce rapport. « Notre rapport cite par exemple l’étonnante longévité des ressortissants algériens bénéficiant d’une retraite française en Algérie : le nombre de pensionnés centenaires, selon les chiffres de la direction de la Sécurité sociale, serait supérieur au nombre de centenaires recensés par le système statistique algérien… »
Dans le rapport, il est précisé que cette statistique provient de la DSS (Direction de la Sécurité sociale). Sauf que, interrogée par Libération huit ans après, cette direction ministérielle réfute ces propos. « Rien dans les archives ne vient étayer cette affirmation. Il doit s’agir d’une extrapolation, ou d’un malentendu au moment de la retranscription par la Cour des comptes », avait alors expliqué Jennifer Bouaziz, cheffe de projet « fraudes » à la DSS au journal.
Les dernières données sur le nombre de centenaires vivant en Algérie datent du recensement de 2008 : à cette époque, il y avait 650 centenaires dans le pays. D’après les chiffres de la Cnav en 2008, on comptait 441 centenaires résidant en Algérie et touchant une retraite française. Avec ces chiffres, il est possible de dire que 68 % des centenaires algériens bénéficiaient d’une retraite française en 2008.
On ne dispose pas d’un chiffre plus récent sur le nombre de centenaires algériens, mais d’après les chiffres de la Cnav, au 31 décembre 2023, il y avait environ 337 183 pensionnés du régime général français résidant en Algérie (c’est le lieu de résidence à l’étranger le plus prisé des retraités du régime général français). Selon cette dernière, la pension mensuelle moyenne de ces assurés est de 262 €.
Interrogée par les Surligneurs, la Cnav rapporte qu’à la même date, on comptait parmi eux 1 018 centenaires (0,3 % du total). On est donc bien loin des chiffres avancés par l’auditeur d’Europe 1.
Des retraités algériens plus vieux que les retraités français
Ceci dit, même s’il n’y a pas des dizaines de milliers de centenaires algériens touchant une retraite française, la question d’une fraude s’est posée dès 2010. La Cour des comptes avait estimé que « plusieurs indices semblent cependant confirmer l’utilité de contrôles renforcés ». Elle s’appuyait notamment sur la production de faux actes d’état civil algérien pour … huit prestataires sur 111 dans la ville de Merouana, en réalité décédés.
La Cour des comptes s’inquiétait aussi que la moyenne d’âge soit plus importante pour les bénéficiaires des retraités du régime général algériens que pour ceux français.
Dans une note de 2021 de la Cnav sur la « Structure et mortalité des retraités en Algérie », l’autrice explique cet écart par les vagues migratoires passées. « Très peu ont moins de 70 ans, ces retraités appartenant à des générations trop jeunes pour être arrivées en nombre en France avant la fin de l’immigration de travail [1974, ndlr]. Les retraités résidant en Algérie sont désormais majoritairement des femmes titulaires de droits dérivés, également peu nombreuses en dessous de 65 ans, et donc de plus en plus âgées (77 ans en moyenne). »
Un héritage politique et des interprétations choisies
Malgré ces précisions chiffrées et ces explications, ce rapport a eu une descendance on ne peut plus politique. Ainsi, plusieurs questions au gouvernement ont été posées directement en lien avec ce sujet et des mesures de vérifications ont été mises en place.
Les échanges d’informations entre les organismes de Sécurité sociale et les consulats ont été facilités par plusieurs articles de lois de financement de la Sécurité sociale successifs dans l’optique de lutter contre la fraude (article L114-11 du Code de la Sécurité sociale).
En effet, si, en France, la Cnav est automatiquement informée des décès grâce aux fichiers de l’Insee, à l’étranger, le dispositif repose sur des certificats d’existence. Le premier certificat conditionne le versement de la pension, puis il est régulièrement demandé aux assurés.
La Cnav a conduit plusieurs missions en Algérie (notamment en 2012 et 2016) pour vérifier la légitimité de ces certificats d’existence. « Très peu de fraudes ont été détectées, l’opération s’est donc avérée relativement coûteuse au regard des résultats obtenus », décrivent les députés dans un rapport de 2020 sur la lutte contre les fraudes aux prestations sociales.
La Cnav a désormais dépêché deux personnes au consulat d’Alger pour vérifier la véracité de ces certificats d’existence, comme Les Surligneurs l’ont rapporté. « Nous avons des missions de contrôle où les bénéficiaires ont été convoquées au consulat d’Alger, explique Renaud Villard, directeur de la Cnav. Mais nous sommes également en train de mettre en place des systèmes avec des tiers de confiance (par exemple une banque) afin que les personnes n’aient pas forcément à se déplacer jusqu’à la capitale. »
Depuis juin 2024, la Cnav expérimente aussi l’usage de la reconnaissance biométrique pour vérifier l’existence des personnes sans qu’elles n’aient à se rendre physiquement dans les bureaux administratifs. Elle pourrait être généralisée d’ici à 2027.
D’ici à 2027, l’organisme contrôlerait tous les assurés de 95 ans et plus dans un certain nombre de pays dits « à enjeux », où le nombre de retraités résidents bénéficiaires est significatif et pour lesquels il n’existe pas d’échanges automatisés de données d’état civil, développe le directeur de la Cnav.
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